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83 toiles sont ainsi disséminées dans les salles blanches de ce palais, où il n'est pas certain que les oeuvres du peintre flamand le plus coté soient en symbiose avec les plafonds décorés et à caissons ou avec l'immense atrium à pilastres de ce palais du 18e siècle. Lequel Atrium est décoré, pour sa part et à l'occasion, d'une mosaïque en marbre, signé par l'artiste, une transposition du tableau Schwarzheide daté de 1986 et tiré des carnets d'un survivant des camps Alfred Kantor. Pas étonnant dès lors que de retrouver ensuite dans l'escalier monumental qui mène au début de l'expo proprement dite, un petit portrait intitulé Secrets et qui n'est autre que celui d'Albert Speer, architecte et ministre de l'armement du Reich...C'est souvent le cas chez Tuymans, la dimension politique est sous-jacente, trop peut-être, puisqu'elle nécessite de se plonger dans une longue explication pour comprendre de quoi il retourne : le triptyque Pigeons de 2018 évoque au travers de trois yeux de volatiles en gros plan, le fait que les pigeonniers étaient autrefois un privilège de la noblesse. Ah...L'exposition vénitienne renvoie parfois explicitement au baroque - The book reproduit les pages ouvertes d'un ouvrage consacré à l'architecture religieuse, et Baroque est un détail d'après photo prise via smartphone d'une sculpture religieuse baroque espagnole ou " Venedig " (Venise en allemand) un bas-relief de l'hôtel Nauer situé sur les bords de la sérénissime. Difficile donc de deviner que Issei Sagawa et son portrait trouble et troublé se réfère au Japonais qui dévora son amie parisienne au début des années 80.Difficile aussi de deviner que The heritage VI, portrait flouté d'un homme souriant derrière ses lunettes datées : est en fait celui de Joseph Milteer, militant d'extrême droite proche du Ku Klux Klan. Difficile encore de deviner, sans les explications du livret, que Twenty seventeen renvoie, au-delà du visage d'une femme épouvantée tout droit sorti d'un film d'horreur des années cinquante, au ait qu'en 2017 3% des Brésiliens font partie des riches.Ailleurs, la reproduction d'un portrait de défunte anonyme, au départ d'une photo de remerciement funéraire trouvée par terre, apporte par ses couleurs irisées un effet de mal-être et de résignation. Quant à l'autoportrait de l'artiste (Me), qui semble nous arriver par skype, il rappelle les portraits irisés de fin de vie de Bonnard.Parmi les oeuvres les plus formidables, un quadriptyque de petits tableaux, évoquant à la manière du Roma Austerlitz de Sebald, les camps, Heydrich et la Solution finale, au travers d'un portrait de ce dernier, d'une usine abandonnée, de deux pastilles de légumes produites durant la Seconde Guerre mondiale, et de casiers vides.... Sans explication, difficile d'accéder au-delà de l'émotion des peintures à leur compréhension, laquelle en devenant politique et cérébrale atténue l'émotivité qui se dégage de l'oeuvre.Autre oeuvre maîtresse : une nature morte, immense et toute simple, ou un amas de pêches qui semble irradier sous les tons délavés et typiques de Tuymans.Passant en revue les images, on pense à l'univers de David Lynch - le portrait de The valley rappelle Eraserhead, référence clairement identifiée dans Les revenants puisque la scène est tirée de Twin Peaks : the return. De même, dans le portrait d' Issei Sagawa déjà évoqué, cette sorte de tremblement qui parait secouer le visage évoque les oeuvres filmées du réalisateur, tout comme The park qui renvoie à un paysage nocturne organique échappé de Lost highway. Ballons, lui, paraît une évocation du Ça de Stephen King, au travers de la description d'un clown fantomatique et inquiétant.L'inquiétude, la mélancolie marquent les images embuées de Tuymans, qui doit beaucoup à Richter, rappelle parfois Utrillo ( Balade) ou Le Caravage dans Cuisinier et ses couleurs irisées de ce chef dépeçant un animal pour le rôtir.Chez l'artiste flamand, la violence est sous-jacente, comme dans Coucher de soleil qui ressemble, en dégradé du bleu vers le blanc, à une déflagration nucléaire.Le gris souris et le bleu délavé dominent chez celui qui invente une sorte de sépia contemporain ; prises dans une sidération figée, les images comme celle du Mépris, peinture de la maison de Malaparte où le romancier écrivit La peau ( La pelle qui donne le titre à l'expo) et où Godard filma Le Mépris, ces peintures immobiles révèlent un fertile paysage intérieur dans la toile, voire même dans la partie invisible et donc hors du cadre de celle-ci.À l'inverse de Caspar Friedrich, présent dans Le chêne bleu puisque conçu à partir d'un des dessins du peintre allemand que Tuymans a photographié (la lumière, l'incandescence est aussi importante comme le montre le flash d' " Instant "), Tuymans conçoit une veduta bien plus large que son petit tableau laisse supposer, confiant le soin à celui ou celle qui regarde l'image.Partant de photographies ou d'images de la télévision la plupart du temps, qui sont le reflet de la vie, Luc Tuymans réalise des peintures qui sont l'imitation de celle-ci : Big brother basé sur des prises de vue de l'émission de télé-réalité atteint un niveau élevé de morbidité, l'artiste leur conférant une dimension de nature humaine... morte.Bernard Roisin