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Le Journal du Médecin : Cette bande dessinée représentait un fameux défi, à savoir parvenir à vulgariser sans être réducteur...Jean-Noël Fabiani : On ne peut pas être " grossier " en matière de médecine. Il y a tout de même une limite : on peut essayer d'être léger, drôle éventuellement, mais on ne peut pas aller trop loin, car c'est un domaine qui touche à la vie, aux choses graves, avec lesquelles on ne peut plaisanter.Les lecteurs ne comprendraient pas que nous allions trop loin dans la plaisanterie. Nous racontons des histoires dramatiques : des amputations sur le champ de bataille, des épidémies... Il convient de garder une certaine tenue dans la présentation des choses, même si nous essayons d'être un peu légers en introduisant une petite pointe d'humour.Ces traits d'humour sont-ils des trouvailles collégiales ?J.N.F. : Je mettais des bulles en essayant qu'elles soient un peu drôles, et Philippe rajoutait son grain de sel lorsqu'il le jugeait nécessairePhilippe Bercovici : Il convenait de trouver l'équilibre entre l'humour et la narration proprement dite, et faire en sorte que le lecteur comprenne bien sur quel plan nous nous situons.Vous connaissiez vos oeuvres mutuelles ?J.N.F. : Bien sûr, je connaissais le travail que Philippe avait effectué avec Les femmes en blanc. Mais c'est l'éditeur qui nous a présenté l'un à l'autre.P.B. : Les Arènes avaient publié un autre livre sur l'histoire de l'hôpital intitulé C'est l'hôpital qui se fout de la charité, un essai du Professeur Fabiani que j'ai lu et assorti d'illustrations d'un collègue.Vous vous considérez plutôt comme médecin ou comme enseignant ?J.N.F. : Je suis d'abord chef de service en chirurgie cardiaque, je suis donc médecin et chirurgien. Mais enseignant également, parce que cela a toujours été dans ma vie une partie de mon travail qui m'a passionné.Un côté pédagogue ?J.N.F. : Oui pendant longtemps j'ai enseigné la façon de faire de la chirurgie cardiaque ou la cardiologie, et jeune j'ai même été conférencier d'internat : j'y évoquais toute la médecine. Depuis une dizaine d'années, j'ai souhaité changer d'horizon et me suis tourné vers l'histoire de la médecine, trouvant le domaine passionnant.On sent d'ailleurs dans cette bédé votre empathie pour Claude Bernard qui déboulait dans l'amphithéâtre sans avoir préparé ses cours et se lançait dans une sorte d'improvisation...J.N.F. : Un enseignant exceptionnel, auteur d'un livre s'intitulant Introduction à la médecine expérimentale qui reste un best-seller : aujourd'hui encore, les étudiants en médecine qui s'inscrivent en médecine à Los Angeles reçoivent l'ouvrage de Claude Bernard.Il a marqué des générations de médecins comme inventeur de la médecine expérimentale.Le fait que vous soyez chirurgien et pas médecin, est-il un facteur important dans votre relation de l'histoire de la médecine ?M : Oui, car, par la force des choses et la faute de l'église, les chirurgiens se sont trouvés barbiers pendant des siècles. Méprisés par les médecins qui eux parlaient latin et fréquentaient la faculté, alors que les barbiers travaillaient comme des manouvriers. Pendant très longtemps, ils se sont retrouvés sous les ordres des médecins. D'ailleurs, Figaro est barbier et sous les ordres du médecin Bartholo, ce qui n'a pas échappé à Beaumarchais.Avec le temps, nous sommes soi-disant égaux, mais pas complètement : nous restons la main qui exécute.Le dessin est forcément léger. On a parfois l'impression de lire " Les tuniques bleues " de la médecine plutôt que " Les femmes en blanc "...P.B. : Grand admirateur de Cauvin, j'ai essayé de trouver un style qui convienne à la narration, qui soit un peu plus réaliste que dans Les Femmes en blanc par exemple. Dans le cas présent, il s'agit d'une histoire très sérieuse que nous avons essayé d'aborder avec un dessin qui ne le soit pas complètement : d'autres dessinateurs possèdent un style plus réaliste et photographique que le mien, mais j'ai entrepris ce projet avec le maximum de rigueur.Ce qui frappe en lisant cette histoire, c'est le côté destruction créatrice de la médecine.P.B. : C'est au travers de beaucoup d'épidémies, de guerre, que la médecine " crée " finalement...J.N.F. : Bien sûr ! Et d'ailleurs, la place de la guerre dans la découverte de beaucoup de domaines de la médecine est indiscutable : celle de 14, conflit d'un nouveau type puisque de tranchées, a pour résultat que la tête devient la partie du corps le plus exposée, avec pour conséquence la création la chirurgie maxillo-faciale.On commence à faire des transfusions sanguines sans savoir, en France en tout cas, ce que sont les groupes sanguins découverts par les Allemands. Et c'est d'ailleurs le fameux chirurgien belge Albert Hustin qui invente la manière de conserver le sang, permettant de l'acheminer dans les tranchées auprès du blessé et plus l'inverse.Nombre de pratiques sont découvertes durant la guerre de 14, la suivante inventant quelque chose d'épouvantable : la bombe atomique, et, à sa suite, toutes les pathologies qui proviennent des radiations ionisantes. Un nouveau monde s'ouvre pour la médecine, avec un aspect positif dans cet aspect atomique, au niveau des traitements.Quel fut le sujet le plus compliqué à expliquer et à dessiner ?J.N.F. : -Tout ce qui concerne la génétique, difficile à représenter : il s'agit de phénomènes très compliqués qui se déroulent à un échelon ultramicroscopique. Il convenait de procéder par schémas, ce qui n'est pas évident.J'envoyais parfois à Philippe des dessins un peu compliqués qu'il devait simplifier pour le confort de lecture.La partie originelle de la génétique est plutôt parlante lorsque Mendel, à l'aide de ses petits pois, découvre les grandes lois de la génétique.Mais cela se complique ensuite avec le fonctionnement de l'ADN, mais qui se révèle essentiel dans la compréhension du vivantVous consacrez une section à la mort, ce qui peut surprendre au départ...J.N.F. : Oui, car la définition de la mort conditionne ou non la possibilité de faire des greffes de coeur Si on vous dit que la mort c'est l'arrêt du coeur, cela se révèle impossible. Il faut donc passer par la mort cérébrale, une définition qui a été un progrès : il est possible de disposer d'un coeur si le cerveau est mort, mais si le coeur bat toujours. On peut dès lors effectuer une transplantation : raison pour laquelle nous évoquons la mort dans le chapitre Substitution. Je tente de faire comprendre qu'un organe artificiel ou une greffe sur le plan du principe c'est la même chose. À terme, la greffe ne sera qu'un épisode dans l'histoire de l'homme : tout sera remplacé par des prothèses.Le coeur Carmat est déjà un progrès considérable.On découvre également que la pédiatrie n'existe que depuis 1907...J.N.F. : La mortalité infantile est telle pendant des siècles que le médecin ne s'y intéresse pas. Il y a une phrase que j'apprécie particulièrement dans le livre : au début de l'histoire de la pédiatrie, je cite Montaigne qui écrit " avoir perdu deux ou trois enfants, non sans regrets, mais sans fâcherie ". Il ne connaît même pas le nombre exact !A l'époque, l'on estime que la vie ou la mort d'un jeune enfant repose dans les mains de Dieu.Les médecins ne s'y intéressent pas et le mot pédiatrie n'entre pas dans le Larousseavant le début du siècle dernier. Le premier qui fait comprendre que l'enfance peut être un âge dédié aux apprentissages, c'est Rousseau dans L'Émile. Qui n'est pas un exemple au niveau de sa vie personnelle puisqu'il mit ses enfants à l'assistance publique..Mais jusque-là, avant six ans, l'enfant réside dans un no man's land, pour ensuite être considéré comme un petit adulte.