Le journal du Médecin : "La lettre écarlate" de Nathaniel Hawthorne a-t-elle été pour vous une source d'inspiration?
Alice Ferney : Non. En fait, il s'agit d'une histoire vraie qui m'a été racontée et m'a donné à réfléchir. Au début, elle m'a évidemment choquée, car j'avais une perception de l'accusée plutôt comme une personne de confiance. J'ai ensuite commencé à réfléchir à partir du soupçon: comment a-t-on pu soupçonner quelqu'un d'a priori bien intentionné, bienveillant et qui fait plutôt du bien à cet enfant? Je me suis ensuite rendu compte à quel point cela devait être pénible d'être soupçonnée lorsque l'on n'a rien à se reprocher, et difficile, étrangement, de se défendre d'autant qu'on est totalement sidéré d'être soupçonnée. Le trio mère, directrice, enseignante, auquel j'ajoute l'enfant m'apparaissait comme très romanesque. Ce qui différencie également cette tragédie d'une "banale" affaire d'accusation de harcèlement, c'est le fait que ce soit le soupçon qui provoque le drame.
-Mais la fin de votre "roman" reste ouverte...
C'est mon choix de narratrice. J'ai écrit ce roman en reconstituant les faits, car je connaissais très peu de choses, à part les dates, la durée de l'affaire, la période durant laquelle l'élève avait été en contact avec l'enseignante.... J'ai tenté de comprendre, sans influencer le lecteur, en le plaçant dans la position de témoin des faits, en exposant la manière dont l'enseignante se comportait avec les élèves, et en montrant comment s'exprime le soupçon, à mon sens, mal formulé. Évidemment, j'interrogeais tous ces évènements au regard de l'époque, c'est-à-dire un an après Metoo et balancetonporc. Je me suis dès lors demandé si nous n'avions pas développé une espèce de pathologie du soupçon...
Amère mère
-La maternité est un élément important dans votre oeuvre. Dans ce livre, deux mères se font face: l'une qui accuse, l'autre qui est accusée...
Claire, sur qui le soupçon pèse, est mère et cette maternité lui donne de la force pour ne pas sombrer. Si un parent s'écroule, il entraîne son enfant, lesquels souffrent avec leurs parents. Claire refuse de montrer sa souffrance et se veut forte: la maternité lui donne une raison de tenir. Quant à l'accusatrice, effectivement, en voulant être une mère admirable, elle est devenue une mère féroce.
-Aveuglée par sa douleur?
Nous sommes toujours renvoyés à la question des intentions: l'enseignante, de toute évidence, nourrit des bonnes intentions, tout comme la mère de l'enfant.
-Il s'agit donc également d'un procès... d'intention?
Les intentions de la mère sont de protéger son fils. Se faisant, elle l'isole, alors qu'en fréquentant la classe et son enseignante, son fils semble aller de mieux en mieux. Cette mère a certainement des raisons inconscientes, des intentions auxquelles nous n'avons pas accès...
-À Claire, l'on fait également un procès... d'attention...
J'ai été moi-même enseignante et suis mère de trois enfants. Cette histoire pose également la question de la place des adultes y compris des parents, dans l'éducation des enfants. En France, nous connaissons des problèmes avec des parents croyants qui n'acceptent pas le discours de certains professeurs. Cette mère qui accuse accepte-t-elle vraiment que l'enseignante prenne une place dans la vie, voire même dans l'affection de son fils? Ma vision de ces évènements est celle d'un trio dont les rapports restent plutôt confidentiels, à l'inverse de "La lettre écarlate" de Hawthorne, vue sous l'angle de la question du jugement de la communauté, et du bannissement qui en découle.
Claire et pas nette
-"La lettre écarlate" se déroule dans une communauté de premiers colons puritains américains. Nous dirigerions-nous vers une société où le puritanisme s'impose de plus en plus au travers de rapports humains désincarnés, asséchés, aseptisés?
Mon livre est un peu l'histoire de ce cheminement vers des relations aseptisées: la tragédie de quelqu'un qui croit à la tendresse. Ce qui nous ramène à la question de la signification et pose la question de l'avenir du toucher comme sens affectif. Mais j'ai tenté de comprendre chaque protagoniste et pas d'écrire un livre d'une partialité exagérée. En effet, la tragédie dans cette histoire, c'est que tout le monde a ses raisons...
-Claire, "l'accusée", coche toutes les cases de ce qu'il ne faut pas être aujourd'hui: elle est grosse, femme au foyer, mère hétéro, d'un petit milieu et catholique...
Et en même temps c'est un personnage intéressant, parce qu'elle n'est pas stéréotypée. Elle a des convictions et elle agit. Claire fait montre d'indépendance face aux normes, à l'air du temps. À contre-courant, elle s'en fout complètement, parce qu'elle est attentive à la qualité de sa vie, de ses relations. C'est une belle personne complexe: à la fois sincère et cachottière.
-Et en même temps peu sûre d'elle...
Surtout. C'est quelqu'un qui aide des enfants en grande difficulté parce qu'elle-même a souffert de l'école à la française, du manque de confiance et, déjà,... du jugement des autres.
-Que pensez-vous de cette réécriture politiquement correcte de l'oeuvre de Roald Dahl qui a provoqué pas mal de réactions?
J'y ai beaucoup réfléchi et suis plutôt contre. Il paraît que Roald Dahl voulait changer le mot "gros" dans Charlie et la chocolaterie; d'autres affirment qu'il avait spécifié qu'il ne fallait en aucun cas toucher à un seul mot de son oeuvre. Ma réflexion ultime est que oui, Balzac était antisémite, oui, les femmes sont invisibilisées dans son oeuvre, qu'à part Rousseau, tout le monde à l'époque était raciste et antisémite. Mais si on efface l'antisémitisme, le racisme, le machisme des oeuvres du passé, comment peut-on expliquer ce que c'était pour l'éviter? Mieux vaut étudier un texte avec les jeunes générations, leur montrer que l'antisémitisme a existé et conduit à la Shoah par exemple; alors que dans le cas de la réécriture, l'on efface tout, y compris le phénomène, et l'on devient vulnérable: si je ne sais pas que le serpent mord, je vais me faire mordre. Il est important de savoir qui pense quoi, qui a écrit quoi... ou alors tout devient faux.
-L'aseptisation dont on parlait tout à l'heure, dans votre livre, correspond à une épuration au sens propre et figuré, dont Claire, l'enseignante est victime: on lui demande d'être épurée et d'avoir des rapports aseptisés.
On lui demande de s'épurer pour avoir été trop généreuse, tactile, trop touchante. Par ailleurs, elle répond à une demande d'étreinte maternante: si elle la refusait, ce serait vécu par cet enfant comme un rejet. L'un des aspects qui m'a le plus choqué dans cette affaire, c'est à quel point la directrice de l'école et la juge ne prennent pas en compte le fait que ces enfants ne sont pas complètement indépendants.
-En tant qu'ancien professeur d'économie, diriez-vous que nous sommes dans une ère de libertarianisme philosophique?
Nous évoluons dans une ère où l'on souhaiterait que plus rien ne soit donné et contraint, et que tout soit choisi. Stuart Mills affirme que même l'altruisme est un égoïsme, et que la société fonctionne comme interaction. Tous ces égoïsmes font des deals entre eux, du donnant donnant. Mais au travers des livres de Yuval Harari comme Sapiens, des neurobiologistes, des biologistes et évolutionnistes, nous comprenons que si nous sommes une espèce qui a réussi à conquérir la planète, c'est parce qu'elle a coopéré et que nous possédons le langage qui est un outil merveilleux. Mais ce qui m'inquiète au plus haut point, c'est la disparition du texte au profit de l'image. Notre cerveau va-t-il s'en trouver modifier? Que va devenir cet outil de communication et de coopération qu'est la langue et qui, dans le cas de mon livre par exemple, est la source d'un malentendu extraordinaire: quand Claire déclare "j'aime tous mes élèves", elle est obligée d'ajouter "mais pas comme mon mari". C'est du délire! Les Grecs avaient sept mots pour amour. Du côté francophone, nous n'avons même pas de distinction comme like ou love... juste aimer. L'on peut dire à un ami je t'aime. Si nous ne lisons plus, ne verbalisons plus, que vont devenir les nuances? La société digitalisée isole paradoxalement les individus, ce qui peut déboucher sur la perte d'un langage commun.
-En tant que professeur d'économie, vous avez adressé la microéconomie du point de vue des femmes...
Aujourd'hui, plus personne ne me considère comme féministe, alors que j'ai travaillé au moins dix ans de ma vie pour expliquer scientifiquement que les femmes n'ont pas changé, au contraire de l'environnement dans lequel elles évoluent. Mon directeur de thèse à l'époque qui avait de l'esprit assénait "Enlevez le lave-linge et les femmes reviendront à la maison". Aristote avait d'ailleurs déjà écrit que le progrès technique libérait les esclaves. L'outillage domestique a libéré les femmes qui ont pu sortir du logis pour aller travailler. C'est également l'environnement qui leur a permis de le faire.
-Malgré ces travaux, vous ne passez pas pour féministe aujourd'hui?
Bien que je me sente féministe, je n'ai pas envie pour autant que l'on me désigne comme autrice. Je m'en fous: l'on dit une table, on aurait pu dire un table; l'on dit un sein alors que c'est féminin. Pourquoi dès lors ne serais-je ne pas auteur? Je m'en fiche. Pour moi, la boulangère, c'est la femme du boulanger. Je ne me suis pas impliquée dans ces combats. Nous les femmes occidentales sommes tout de même extrêmement libres aujourd'hui. Par ailleurs, je ne suis pas très convaincue par le grand mouvement de victimisation. Bien sûr, il y a des femmes victimes, mais toutes les femmes ne sont pas des victimes. J'ai envie d'apprendre à ma fille à ne pas l'être, à prendre sa vie en main, à se donner de la force par la connaissance, par l'intelligence, par les liens qu'elle noue. Mais tout ce mouvement actuel est une grande révolution qui a ses bons côtés. Je me souviens encore avec effarement, l'époque où j'ai visionné l'amour violé de Yannick Bellon en 78. De ce point de vue, nous avons beaucoup progressé.
Balance ton prof
Une descente aux enfers, ou plutôt un chemin de croix. Celui de Claire, enseignante supplétive dans une école destinée aux adolescents différents, d'une femme gironde qui déborde en effet d'affection pour des enfants dont la demande dans ce domaine est criante... et le crie parfois. Alors, lorsqu'un nouvel élève, Gabriel, rejoint sa classe au début de l'année, la croyante Claire ouvre grand ses bras pour accueillir ce petit ange dont elle voit peu à peu les ailes se déployer...
Dans une société secouée par les affaires metoo et les histoires de pédophilie au sein de l'église, "Deux innocents" se veut une version contemporaine de la lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, un miroir d'une société désormais purifiée, puritaine, qui condamne les personnes prenant les choses à coeur plutôt qu'avec raison et sont donc dans leur tort. Ceux qui refusent de respecter la norme, même lorsque la situation ne l'est pas, de conserver des rapports neutres asséchés, non engagés, dans un monde qui voudrait désormais effacer toute trace d'ambiguïté, ôtant de l'existence le sel de la vie. L'enseignante qui n'est pas de maternelle mais materne, laisse saigner les coeurs de ses élèves et le sien, se retrouve victime d'un " procès d'attention " , de ne pas connaître les codes qui fait que notre comportement semble tenir la route. Bref, de ne pas se conduire, de manquer de classe et d'être trop moyenne.
Édifiant roman qui se lit comme un thriller, mais bien entendu psychologique, écrit dans une écriture fluide par Alice Ferney qui rend compte à merveille et avec finesse des dispositions mentales de chaque protagoniste, de la mère en souffrance qui fait souffrir en passant par la juge , l'avocate et bien sûr, dans ce roman de femmes, de Claire, aveuglée par sa candeur ; bouc, pardon, chèvre émissaire d'une société devenue manichéenne qui se veut aseptisée, épurée au point de procéder à des... épurations.
Alice Ferney. Deux innocents. Actes Sud.