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Le journal du Médecin : à l'époque d'Ambroise Paré, on observe une lutte entre médecins, les chirurgiens de longue robe et les chirurgiens de robe courte. Dans votre bande dessinée, vous pointez comment les médecins " théoriques " entretiennent la rivalité afin de conserver la préséance... Jean-Noël Fabiani-Salmon: C'est une des grandes clés du 16e siècle, voire des siècles précédents. Tout découle de la décision de l'Église lors du concile de Latran en 1215, qui édicte qu'aucune activité ne peut être effectuée par un clerc, un prêtre si elle est faite par le fer et par le feu. L'époque est très dure, tout le monde se bat armé, y compris les prêtres. Or, l'activité des chirurgiens passe essentiellement par le fer et le feu... L'Église l'interdit à tous ceux qui font des études et parlent latin, ceci alors que les premières facultés et universités viennent d'ouvrir. On exclut donc la chirurgie, que l'on considère comme un art mécanique, dont les tenants ne parlent pas latin, alors que l'université ne prétend enseigner que les arts libéraux: le droit, la médecine et la théologie. Il n'y a dès lors plus de chirurgien au sens de celui qui rend service à la population, mis à part les barbiers. Ce sont les seuls à posséder des lames qui coupent ; "armés" de leur lancette, ils sont capables d'enlever un abcès et de faire une saignée. Mais comme les barbiers ne parlent pas latin, ne connaissent pas Hippocrate, ils sont considérés comme des ignares. La chirurgie est placée sur un rang inférieur à la médecine. Un chamboulement s'opère par l'entremise de Jean Pitard, chirurgien de Philippe le Bel, qui en réaction, crée la Confrérie de Saint-Côme et Saint-Damien, constituée de six chirurgiens jurés qui examinent ceux qui souhaitent pratiquer la chirurgie. L'on trouve dès lors des chirurgiens de robe longue, ceux qui ont reçu la bénédiction de la confrérie. Évidemment, il leur faudra y parler latin car les chirurgiens des confréries souhaitent singer l'université, ce qui crée une hiérarchie entre les chirurgiens de robe longue qui pratiquent le latin et ont la bénédiction de la confrérie et ceux qui ne le parlent pas, les chirurgiens barbiers qui sont de robe courte. Et c'est le cas d'Ambroise Paré. Les barbiers chirurgiens sont rapidement soutenus par le pouvoir royal. Pourquoi? Ils sont nombreux, alors que les chirurgiens de robe longue et les chirurgiens de la faculté - car il y a tout de même quelques chercheurs formés par la faculté - sont peu nombreux, et réservés en général au roi ou au pape, aux puissants. Surtout, nos chers barbiers chirurgiens rendent service à la population et accompagnent les troupes à la guerre. Les rois vont favoriser les barbiers chirurgiens contre les chirurgiens de robe longue qui ne connaissent pas obligatoirement les gestes qui sauvent... Comme on dit à la Croix-Rouge. (rires)Les progrès en chirurgie surviennent souvent à l'occasion de conflits armés: paradoxalement, on soigne d'abord des gens qui tuent? Exactement. Surtout qu'au 16e siècle, se pose un nouveau problème: les plaies par arme à feu. Ambroise Paré survient au moment où apparaît ce type de blessure. Il traîne à l'époque sur les blessures par arme à feu beaucoup de préjugés. On imagine que la poudre à canon est comme un poison qu'il faut supprimer quand elle a touché un homme. Jean de Vigo propose l'usage de l'huile bouillante, qui supprime le venin, en quelque sorte en l'annihilant. Par hasard, Paré tombe à court d'huile bouillante et est obligé de faire des pansements avec ce qui lui passe par la tête: du jaune d'oeuf, de l'huile de térébenthine. Il constate que les personnes qu'il a traitées sans huile bouillante se portent plutôt mieux que celles qu'il avait traitées avec. Il revoit le pansement de guerre. Ambroise Paré, c'est un peu le mythe médical français, expliquez-vous. Vous ajoutez que ce qui fascine chez lui, c'est son parcours, le fait qu'il soigne les rois et les gueux, plus que son rapport réel à la médecine puisque ses connaissances sont souvent erronées... D'abord, Ambroise Paré, on le connaît essentiellement via les écrits d'un certain... Ambroise Paré, lequel était assez imbu de lui-même et aimait se faire mousser. Il se raconte bien. Tant qu'il écrit sur la chirurgie, c'est parfait: on observe qu'il s'agit d'un homme d'expérience. Quelqu'un qui a emmagasiné énormément de données, qui a beaucoup travaillé lui-même et fait part de son expérience. Quand il veut faire le malin, imiter les médecins de son époque pour montrer qu'il a des connaissances, il n'hésite pas à reprendre les théories fumeuses d'Hippocrate et Galien. Il nous raconte des histoires, que nous avons choisi d'insérer dans la BD afin de bien montrer que d'un côté, il y a le chirurgien, un type brillant, et de l'autre, un homme de son époque, qui reprend tous les vieux thèmes sur la grossesse, la conception des humeurs. Il cherche à démontrer qu'il est savant et c'est l'une de ses faiblesses. Je le considère comme un archétype, presque un mythe. Toutes les grandes villes en France possèdent un hôpital Ambroise Paré. Il existe des rues, des tunnels Ambroise Paré, et plus personne ne sait qui il était. Même si on interroge des étudiants en médecine, voire des médecins, les plus savants répondent qu'il s'agit d'un chirurgien de la Renaissance. Mais à part eux, plus personne ne sait qui était vraiment Ambroise Paré. À votre tour, vous "opérez" en bédé pour éduquer? Je vise un public large, mais surtout les jeunes, facilement attirés par la BD. Je souhaiterais que ce public, et notamment les jeunes médecins, sache un peu mieux qui il était. J'ai voulu comprendre pourquoi cet homme avait tant marqué les esprits français dont il a tous les défauts: il est arrogant, ne croit à aucune autorité - surtout pas celle des chirurgiens et médecins en robe longue. Il ne veut pas parler latin, seulement le français. Il est contre tout, sauf contre Dieu ; par contre, son refus de l'autorité du pape le voit devenir protestant. Il a tous les défauts, y compris l'arrogance française. Raison pour laquelle les Français s'y reconnaissent. De plus, lorsqu'il affirme "soigner mes gars comme des rois", il a un côté Révolution française. On peut voir du Voltaire et du Rousseau avant la lettre chez cet homme. Les Français se sont reconnus dans cet homme qui les personnifie... Il fallait donc que ce soit un Corse pour expliquer aux Français ce qu'il était exactement... (rires) Son parcours me fascine. Il est profondément chirurgien, dans l'acte et la décision, et y réussit très bien. C'est un homme pratique, il ne faut pas lui demander de débiter des concepts savants. Il pratique et réussit très bien sur les champs de bataille. Il est adoré des soldats qu'il opère et sauve avec les moyens de l'époque. Il est adoré aussi des capitaines car avoir Paré au sein de ses troupes signifie que les hommes ont confiance pour se lancer au combat: ils savent que s'ils sont blessés, il y aura quelqu'un pour les soigner. Rapidement, sa réputation se répand parmi les grands seigneurs, le Roi lui-même finit par l'apprendre et lui demande de devenir un de ses chirurgiens ordinaires. Rapidement, son franc-parler, son côté bonhomme, plaisent énormément au souverain, Charles IX en l'occurrence. Il va devenir un des conseillers de quatre rois successifs.