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Depuis 2013, le Laboratoire de Signalisation du Cancer ( Laboratory of Cancer Signaling) du GIGA de l'Université de Liège s'intéresse de près aux ARN de transfert (ARNt). Parmi ses publications sur le sujet, l'une d'elles, publiée dans Nature en 20181, portait sur la résistance acquise du mélanome avec mutation du gène BRAF aux thérapies ciblées faisant appel à des inhibiteurs de cet oncogène. L'étude a montré que la régulation des ARNt représente une voie essentielle pour l'adaptation métabolique indispensable à l'instauration d'une résistance des cellules malignes aux thérapies ciblées. Cette adaptation requiert en effet certains changements au niveau de la synthèse protéique, lesquels nécessitent des modifications des ARNt. Le mécanisme de réponse cellulaire au stress par la modification des ARNt est déjà présent chez la levure et a été conservé au cours de l'évolution des espèces. Il est fondé sur la régulation de la synthèse de protéines spécifiques par le biais d'une optimisation de la lecture des codons des ARN messagers (ARNm). " Son universalité dans le monde du vivant en souligne le caractère essentiel pour l'adaptation cellulaire ", indique le Dr Pierre Close, maître de recherches F.R.S.-FNRS, investigateur WELBIO et codirecteur du Laboratoire de Signalisation du Cancer. Premier auteur de l'article paru dans Nature en 2018, Francesca Rapino, chercheuse qualifiée F.R.S.-FNRS et codirectrice de ce laboratoire, rappelle que les cellules doivent constamment modifier leur protéome afin de répondre aux stimuli internes et externes. " Une adaptation continue qui est régulée par les changements de transcription et de traduction des ARNm ", précise-t-elle. Et d'ajouter: " Molécules d'ARN non codantes les plus abondantes dans les cellules, les ARNt ont pour rôle de décoder les ARNm grâce à l'appariement correct des codons de l'ARNm avec les anticodons correspondants de l'ARNt au sein du ribosome. " C'est cette complémentarité spécifique des codons et anticodons qui permet de faire correspondre un acide aminé à un codon. Lors de l'appariement codon-anticodon, le ribosome incorpore l'acide aminé requis à la protéine en cours de synthèse. On sait qu'il existe 61 codons d'ARNm qui codent pour 20 acides aminés, mais il est également établi qu'environ 400 gènes codent pour des variants de séquences d'ARNt reconnaissant le même codon d'ARNm. On pourrait donc parler de familles d'ARNt. Très longtemps, la communauté scientifique a cependant négligé l'importance fonctionnelle de l'hétérogénéité présente au sein de chaque famille de variants. " On considérait généralement les ARNt comme des molécules adaptatrices jouant un rôle de régulation relativement passif, explique Pierre Close. En 2016, un article publié dans Cell par une équipe américaine (Goodrazi et al.) a changé la donne, mettant en évidence que leur rôle pouvait se révéler plus actif qu'on ne le pensait initialement, et que des changements d'expression de certains ARNt pouvaient conférer des propriétés particulières aux cellules concernées. " Durant leurs travaux, les chercheurs américains ont utilisé un modèle murin de cancer du sein. Leurs résultats ont révélé que des ARNt peuvent posséder en soi un potentiel oncogénique. En l'occurrence dans cette recherche, rendre les cellules cancéreuses du sein plus métastatiques. Cet article et quelques autres assez concomitants ont dévoilé l'intérêt des ARNt pour la recherche en oncologie. Dans ses études, Francesca Rapino a démontré qu'un ensemble spécifique d'ARNt modifiés est nécessaire à l'établissement correct des oncoprotéomes, c'est-à-dire des ensembles particuliers de protéines présents dans les cellules cancéreuses. " Sur le plan technologique, nous disposons désormais de la capacité d'identifier chacune des protéines constitutives des protéomes et donc de cerner les différences existant entre l'ensemble des protéines d'une cellule saine et celui d'une cellule cancéreuse ", signale Francesca Rapino. Il s'agit alors de percer les secrets de la machinerie mise en place, de déterminer quels sont les " outils " utilisés par les cellules pour synthétiser un oncoprotéome. " Mes travaux et d'autres mettent en évidence le rôle clé de la diversité des ARNt dans la mise en place des protéomes et suggèrent que ces acteurs de la traduction interviennent de façon active dans l'établissement des phénotypes associés au cancer ", rapporte néanmoins Francesca Rapino. À travers un projet baptisé tRNAtoGO, financé par un ERC Starting Grant (1,5 million d'euros) du Conseil Européen de la Recherche, la chercheuse va s'efforcer de décrire l'origine cellulaire des cellules souches du cancer (CSC) avec, comme perspective à terme, le développement de biomarqueurs diagnostiques et prédictifs et de nouveaux traitements plus efficaces contre les tumeurs de mauvais pronostic. C'est ici que les travaux sur les CSC et les ARNt se rejoignent. Francesca Rapino fait d'ailleurs remarquer que des données récentes suggèrent une association entre la régulation de la traduction de l'ARNm et le statut soit de cellules souches saines, soit de CSC. La présence de CSC est une réalité bien établie dans de nombreux cancers. Non seulement elles jouent un rôle cardinal dans leur développement en induisant et soutenant la croissance tumorale, mais tout semble indiquer qu'elles sont également au coeur des phénomènes de formation de métastases et de résistance aux traitements. La clé de voûte de l'action délétère des CSC est leur capacité d'autorenouvellement " à l'infini ", même si elles conservent la possibilité de se différencier en cellules progénitrices au faible potentiel de division. Lorsqu'elle se divise, une CSC a en effet trois possibilités: donner naissance soit à deux cellules souches (on parle alors de " renouvellement symétrique "), soit à deux cellules progénitrices (" différenciation symétrique "), soit à une cellule souche et à une cellule progénitrice (" renouvellement asymétrique "). Toutefois, comme le souligne Francesca Rapino, la biologie des CSC reste encore floue au niveau moléculaire. Dans le projet tRNAtoGO, la chercheuse part de l'hypothèse que la transformation d'une cellule souche (normale) en CSC fait intervenir un programme traductionnel (donc une synthèse protéique) s'appuyant sur certains répertoires spécifiques d'ARNt. Autrement dit, pour qu'une mutation génétique confère à une cellule souche les propriétés d'une CSC, il serait indispensable que la cellule mutée puisse former un oncoprotéome, l'ARNt étant un outil essentiel de la " machinerie silencieuse " qui lui permettrait de synthétiser le type de protéines dont elle a besoin. Dès lors, la quête de Francesca Rapino est de dégager des signatures d'ARNt propres aux CSC. " Cela permettrait de prédire la susceptibilité cellulaire à différentes mutations génétiques oncogéniques, indique-t-elle. En raison de l'abondance des ARNt dans les cellules, l'identification des signatures spécifiques des ARNt liés au cancer pourrait favoriser le diagnostic précoce chez les patients et améliorer considérablement leur espérance de vie. "À l'heure où le projet tRNAtoGO vient à peine d'être mis sur les rails, les scientifiques de l'ULiège en sont réduits aux hypothèses quant aux possibles variations des répertoires de signatures spécifiques d'ARNt en fonction des types de tumeurs, mais aussi des stades de leur évolution." Par exemple, pour essaimer et former des foyers métastatiques, les CSC doivent acquérir certaines caractéristiques comme la capacité de migrer ou d'envahir un tissu, commente Pierre Close. Cela requiert l'intervention de protéines spécifiques et, partant, une machinerie traductionnelle tout aussi spécifique. Le même raisonnement vaut notamment pour la résistance aux traitements. Par conséquent et bien que cela demeure encore au stade d'hypothèse de travail, il est très probable que l'on trouve des signatures d'ARNt différentes selon les contextes. " Dans cette logique, on pourrait imaginer l'existence d'une séquence temporelle de signatures d'ARNt associées à des changements d'oncoprotéomes au gré des étapes de la maladie. Pour mener à bien ses recherches, Francesca Rapino s'intéressera initialement au cancer murin de l'intestin en utilisant le modèle des organoïdes, structures tridimensionnelles qui, en culture de cellules, reproduisent en réduction l'anatomie d'un organe. Cette approche permettra d'observer le développement d'un mini-intestin de souris et les étapes de la cancérisation qui y sera induite ex vivo. " Grâce à la technologie CRISPR-Cas9, nous allons supprimer spécifiquement chacun des quelque 400 gènes codant pour les ARNt dans les cellules souches murines, tant saines que cancéreuses, explique Francesca Rapino. Nous déterminerons ensuite les ARNt dont la perte impacte la formation des cellules souches cancéreuses, mais pas la viabilité des cellules souches normales. " En recourant aux techniques de séquençage les plus récentes ( tRNA-sequencing, Ribo-seq), le but sera ensuite de dégager la signature de chacune de ces molécules. L'étape suivante consistera à élaborer un modèle de souris knock-out pour chaque molécule d'ARNt dont la signature aura été précédemment identifiée. " L'objectif est d'étudier l'impact de ces molécules sur le développement tumoral dans toute sa complexité, c'est-à-dire à l'échelle d'un organisme où se manifestent des phénomènes de régulation des cellules souches, du système immunitaire, etc. ", précise Pierre Close. Et Francesca Rapino d'ajouter: " Par la suite, nous espérons appliquer notre approche à d'autres cancers de mauvais pronostic, comme les tumeurs du poumon et du pancréas. "Aux yeux de la chercheuse, une conséquence majeure de l'étude entreprise pourrait être, au niveau clinique, de mieux stratifier les patients, en adéquation avec la personnalisation croissante des traitements médicaux. Elle perçoit les signatures d'ARNt avant tout comme des éléments diagnostiques et prédictifs. Par exemple, pour déterminer si un patient est à haut risque de métastases. Ou s'il sera réceptif à une thérapie donnée. " Si l'on s'aventure sur un terrain spéculatif, on peut imaginer l'émergence de thérapies du cancer qui cibleraient les ARNt, ou du moins les enzymes qui assurent leur régulation, afin d'empêcher les CSC de s'adapter pour migrer ou pour résister aux thérapies dont elles font l'objet ", dit encore Pierre Close. Les signatures d'ARNt sont potentiellement des biomarqueurs utilisables pour suivre l'évolution d'un cancer et de la réponse aux traitements. Mais, pour l'heure, leur obtention nécessite des biopsies tissulaires. D'où les recherches et l'espoir centrés sur la possibilité future de pouvoir s'appuyer sur des biopsies liquides. Une partie des travaux dans ce domaine a trait aux exosomes, petites vésicules membranaires relarguées dans le milieu extracellulaire et dont on sait qu'elles renferment des ARN non codants, dont des ARNt.