Dans un article publié dans la revue Cancers, l'équipe du Pr Pierre Sonveaux (UCLouvain) a montré, chez la souris, que la protéine Cox7b fait office de "senseur de destination" pour induire l'arrêt dans le cerveau, où ils forment des métastases, de progéniteurs métastatiques issus d'un cancer du sein humain triple négatif.
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En août 2014 puis en mars 2022, l'équipe du Pr Pierre Sonveaux, de l'Institut de recherche expérimentale et clinique de l'UCLouvain, publiait deux articles complémentaires dans les revues Cell Reports1 Cancers2. À l'époque, on savait que les cellules progénitrices métastatiques - qui, par définition, essaiment depuis une tumeur primaire vers des sites secondaires pour y former des métastases - sont sélectionnées dans les environnements hostiles de la tumeur primaire caractérisés principalement par un manque d'oxygène (hypoxie), un manque de nutriments (glucose, lipides, glutamine...) et une accumulation de déchets métaboliques (acide carbonique et acide lactique), résultant tous d'une vascularisation insuffisante. Cependant, afin de s'adapter ou de s'échapper, encore faut-il que la cellule cancéreuse soit informée de la nature de son microenvironnement. C'est dans ce contexte que sont intervenus les chercheurs de l'UCLouvain en proposant l'existence de senseurs environnementaux dans les cellules cancéreuses. En quête d'un tel senseur, ils ont d'abord mis en évidence que les progéniteurs métastatiques avaient en commun de posséder des mitochondries à la structure aberrante et à l'activité anormalement accrue. Ils ont ensuite montré que, dans ce cas, les mitochondries se comportent comme un senseur en générant un signal, l'anion superoxyde(un radical libre), à destination du cytosquelette de la cellule cancéreuse afin de l'inciter à migrer vers un environnement moins hostile. "Le superoxyde active différentes voies signalétiques qui aboutissent au phénotype métastatique", précise le Pr Pierre Sonveaux, directeur de recherche du F.R.S.-FNRS et investigateur WELBIO au sein du Wel Research Institute. Sur la base de cette découverte, les chercheurs de l'UCLouvain ont également balisé une voie thérapeutique potentielle. En effet, ils ont réussi à prévenir l'apparition de métastases chez des souris amenées expérimentalement à développer un cancer du sein humain triple négatif spontanément métastatique3. Comment? En inactivant le superoxyde par l'administration quotidienne de MitoQ, un candidat médicament qui s'est avéré peu toxique pour l'être humain lors d'études cliniques de phase 1, avant d'être testé actuellement chez des patients souffrant de la maladie de Parkinson, de la maladie d'Alzheimer ou de l'hépatite C. En outre, à son grand étonnement, l'équipe de Pierre Sonveaux a observé chez la souris que le MitoQ prévenait les récidives de tumeurs du sein humaines après chirurgie. Une étude complémentaire aux deux précédentes, consacrée cette fois aux métastases du cancer du pancréas, a été publiée le 7 octobre 2022 dans la revue Cancers4. Elle a abouti à des résultats analogues à ceux de ses devancières quant au rôle de l'anion superoxyde dans l'activation de la cascade métastatique et à la capacité du MitoQ de bloquer la formation de métastases. Un mois plus tôt, le 8 septembre, Cancers avait publié les résultats d'une autre étude du même groupe- première auteure: Marine Blackman5. Des travaux qui, en un sens, permettaient de boucler la boucle. Car si le Pr Sonveaux et son équipe se sont intéressés dans un premier temps à l'initiation de la cascade métastatique, ils s'intéressent maintenant à son aboutissement. Plus précisément, une question les taraudait: par quelle stratégie les progéniteurs métastatiques colonisent-ils certains organes en particulier, à l'exclusion d'autres, et y génèrent-ils ainsi des métastases? Pourquoi, par exemple, un cancer du sein métastase-t-il dans le cerveau, les poumons, le foie ou les os, mais jamais dans le lobe de l'oreille ou les doigts? Pierre Sonveaux rappelle que chez des patients souffrant d'un cancer avancé métastatique, environ un million de cellules cancéreuses par gramme de tumeur accèdent chaque jour à la circulation sanguine. Elles ont alors le statut de cellules tumorales circulantes (CTC). Leur migration au départ de la tumeur primaire est truffée d'embûches. Une infime minorité (0,01%) d'entre elles, les progéniteurs métastatiques, peuvent arriver à bon port grâce aux propriétés particulières qui les rendent capables de coloniser un organe distant. On sait par ailleurs de longue date, comme précédemment évoqué, que les cancers ne métastasent pas au hasard. Selon leur type, les cellules progénitrices métastatiques ont une prédilection pour des organes bien déterminés. En se basant sur la théorie de la "graine et du sol" proposée dès 1889 dans The Lancet par le chirurgien britannique Stephen Paget, l'apparition de métastases dépendrait strictement de l'adéquation entre les besoins d'une cellule progénitrice métastatique donnée, qui serait la "graine", et les ressources que peut fournir un organe donné, assimilable au "sol". Ainsi, par exemple, un besoin de glucose ou de lipides auquel le progéniteur métastatique serait confronté dans la tumeur primaire pourrait le conduire à s'établir préférentiellement dans le cerveau, tandis qu'une carence en oxygène pourrait l'amener à s'implanter dans le poumon. La question est alors: comment l'organotropisme est-il piloté? Comment, une fois dans le torrent sanguin, les progéniteurs métastatiques sont-ils à même de s'arrêter au niveau du site secondaire qui satisfera leurs besoins? C'est là que sont intervenus de nouveau les chercheurs de l'UCLouvain: ils suggèrent l'existence d'une seconde classe de senseurs qui informeraient la cellule qu'elle traverse un organe propice à sa survie et à son développement. Il y aurait donc des senseurs environnementaux favorisant le départ de la tumeur primaire, et d'autres responsables de l'arrêt des progéniteurs métastatiques arrivés à destination. Pierre Sonveaux et son équipe ont cherché à valider leur hypothèse en utilisant comme modèle un cancer du sein humain triple négatif de la lignée cellulaire MDA-MB-231 capable d'induire des cancers métastatiques chez des souris immunodéficientes. Leurs travaux furent axés sur les métastases cérébrales. "Des cellules cancéreuses ont été injectées à des souris", rapporte le Pr Sonveaux. "Comme prévu, des métastases se sont développées dans de nombreux organes. Les cellules de métastases cérébrales ont été récupérées et injectées à une deuxième souris. À nouveau, apparition de métastases un peu partout dans l'organisme, mais avec une prédominance dans le cerveau. La procédure de sélection a été répétée chez une troisième souris, puis une quatrième, et ainsi de suite jusqu'au moment où le cancer primaire ne métastasait plus qu'au niveau cérébral. L'ensemble de la procédure a été faite deux fois en parallèle." Il restait ensuite à comparer les cellules de départ, qui métastasaient dans tout l'organisme de la souris, et celles, fruits de la sélection naturelle, qui ne s'implantaient plus que dans le cerveau. Il apparut qu'au niveau métabolique, les secondes ne différaient des premières que par la présence d'une protéine, Cox7b, qu'elles étaient les seules à exprimer. Des tests in vitro ont confirmé que le cerveau, qu'il soit humain ou murin, était reconnu sélectivement par les cellules exprimant Cox7b. Mieux encore: si l'on enlève par une approche génétique la protéine dans les cellules sélectionnées pour métastaser dans le cerveau, le taux d'incidence de métastases cérébrales chute de plus de 90% dans les modèles de souris, et les autres organes restent épargnés."En l'absence de Cox7b, ces progéniteurs métastatiques sont dépourvus de senseur de cerveau et, de ce fait, ne parviennent plus à quitter le torrent circulatoire, ou y meurent, notamment sous l'action du système immunitaire", indique Pierre Sonveaux En revanche, lorsque les chercheurs ajoutaient Cox7b à des cellules cancéreuses qui métastasaient peu dans le cerveau, elles s'y rendaient massivement et nulle part ailleurs. Le lien de cause à effet entre la présence de Cox7b et le tropisme cérébral était ainsi démontré. Cox7b se trouve dans la mitochondrie, au niveau de la chaîne respiratoire, association de complexes protéiques présents au sein de la membrane interne de l'organite. Autrement dit, le "senseur de départ" (l'anion superoxyde) et le "senseur de destination" (Cox7b) se situent l'un et l'autre dans la chaîne respiratoire, site où l'oxygène est consommé par la cellule cancéreuse. Si le superoxyde peut être annihilé par le MitoQ, une perspective concernant Cox7b serait l'utilisation de la même technologie que celle qui est actuellement ébauchée pour les thérapies géniques, afin d'empêcher certaines protéines d'être exprimées dans certains organes. Cette approche est cependant difficile. Néanmoins, sur la base de cette découverte, les chercheurs de l'UCLouvain émettent la double hypothèse de l'existence de plusieurs senseurs de cerveau en fonction du type de cancer d'origine (avec des redondances possibles) et de l'existence de plusieurs familles de senseurs permettant chacune l'arrêt des progéniteurs métastatiques dans un organe bien précis. "Il pourrait y avoir différentes protéines comparables à Cox7b qui induiraient chacune un tropisme pour un organe de destination particulier", commente le Pr Sonveaux. "Nous nous attendons à ce que plusieurs d'entre elles résident dans les mitochondries." En théorie, la stratégie de sélection mise en oeuvre à l'UCLouvain pour identifier Cox7b est applicable à tout autre type de progéniteur métastatique, qu'il soit issu de différents types de cancers (tumeurs du sein autres que triple négatif, du pancréas, de la prostate, des poumons...) ou voyage à destination de différents organes (cerveau, poumons, foie, os...). Ainsi devraient être découvertes des protéines contrôlant l'élection du site de destination des cellules progénitrices métastatiques en fonction de la nature du cancer primaire au départ duquel elles essaiment. D'une part, il n'est pas exclu que plusieurs types de cancers puissent partager un ou plusieurs senseurs. D'autre part, l'espoir est que contrairement à Cox7b, certains de ces senseurs métaboliques soient dotés d'une activité enzymatique et puissent donc devenir des cibles thérapeutiques exploitables. Pour l'heure, les chercheurs de l'UCLouvain poursuivent leurs travaux sous l'égide d'un projet financé par le programme d'excellence de la Région wallonne (WELBIO) au sein du WEL Research Institute6. Ils s'efforcent d'identifier d'autres protéines qui permettent le ciblage cérébral dans les cancers du sein, du pancréas, de la prostate et dans le mélanome. Par ailleurs, une étude est en cours dans le cadre du cancer du pancréas, où le foie est sous la loupe des chercheurs comme site d'implantation secondaire. Pour éviter la survenue de métastases, une solution qu'il conviendra de vérifier dans un premier temps sur des modèles de souris pour ensuite imaginer dans quelques années qu'elle soit appliquée à l'homme serait donc de "brouiller les radars" en exposant les senseurs à un blocage par le biais de molécules thérapeutiques. Les stratégies visant à inhiber le superoxyde, d'une part, et le(s) senseur(s) de destination, d'autre part, apparaissent comme complémentaires. En effet, des progéniteurs métastatiques qui échapperaient à l'action du MitoQ et réussiraient à quitter la tumeur primaire pourraient ainsi être condamnés à errer et à mourir dans le torrent circulatoire grâce à l'inactivation d'un senseur de destination. Cette stratégie de prévention serait guidée par les abondantes données épidémiologiques indiquant quel type de cancer métastase préférentiellement dans quel organe et par l'analyse des CTCs d'un patient déterminé en vue de rechercher la présence d'un ou plusieurs senseurs donnés. En arpentant les voies de la conjecture, on pourrait concevoir que des prélèvements soit sanguins, soit au niveau de la tumeur primaire permettraient de déterminer quel senseur est exprimé et le cibler pharmacologiquement. Évidemment, une tumeur peut essaimer vers plusieurs organes cibles. Mais dans ce cas, la migration est généralement séquentielle, de sorte qu'il n'est pas interdit d'imaginer d'appliquer des séquences de traitements en fonction des senseurs successifs qui auraient été détectés. "De toute façon, il faudra mettre au point une stratégie intelligente, en particulier pour éviter de combiner les effets secondaires de différents cocktails de médicaments. Mais nous nous projetons ici dans un avenir encore très lointain et très incertain", souligne Pierre Sonveaux.