...

Depuis 2006, l'équipe du Pr Cédric Blanpain (ULB) excelle dans la recherche sur les cellules souches et sur le cancer. Ses travaux ont donné lieu à des découvertes majeures couronnées par des articles dans les meilleures revues scientifiques internationales, dont Nature. Ce fut à nouveau le cas le 26 août 2020 lorsqu'un article intitulé Heterotypic cell-cell communication regulates glandular stem cell multipotency (1), dont les premiers auteurs sont Alessia Centonze et Shuheng Lin, figurait en couverture de la célèbre revue britannique. L'étude concernée portait sur la glande mammaire et la prostate, afin de mieux cerner l'identité de leurs cellules souches et les interactions qui les lient. Les épithéliums glandulaires sont composés de cellules basales et de cellules luminales. En particulier, la glande mammaire et la prostate. Ces deux tissus ont une grande parenté, l'un et l'autre étant constitués de " tubes " dont l'extérieur est formé de cellules basales et l'intérieur, de cellules luminales, lesquelles expriment des récepteurs à certaines hormones. " Selon un dogme communément admis à la suite d'expériences de transplantation cellulaire chez des souris immunodéficientes, on pensait qu'il existait, au niveau de la glande mammaire et de la prostate, des cellules souches basales multipotentes, au sommet de la hiérarchie cellulaire, capables de générer des cellules basales et luminales et que les cellules luminales ne contenaient que des progéniteurs à durée de vie limitée ", rapporte Cédric Blanpain. Ces résultats émanaient tous d'expériences de transplantation. Or, en 2011, le groupe de Cédric Blanpain fut le premier à développer une technique qui l'autorise à recourir à une approche différente. Mise en oeuvre dans des modèles de souris transgéniques, cette méthode permet, grâce à un marquage par des protéines fluorescentes, de suivre le devenir individuel de cellules prises isolément. La même année, les chercheurs de l'ULB l'appliquèrent à des souris pubères et adultes dont ils marquèrent les cellules basales de la glande mammaire. Le résultat obtenu, qui fut publié dans Nature, fit tomber de son piédestal le dogme susmentionné: il apparut en effet que les cellules basales de la glande mammaire ne donnaient naissance qu'à des cellules basales. Ensuite, l'équipe du Pr Blanpain fit appel à une nouvelle lignée de souris dans le but, cette fois, de tracer les cellules luminales. Que constatèrent les scientifiques? Que contrairement à la croyance très largement partagée, ces dernières ne sont pas perdues au fil du temps et qu'elles n'engendrent que des cellules luminales. " En d'autres termes, dans des conditions physiologiques, cellules basales et cellules luminales vivent indépendamment les unes des autres au cours du développement postnatal et chez l'adulte ", précise le Pr Blanpain. Dans la même étude, le groupe de Cédric Blanpain montra que dans la glande mammaire, les cellules basales unipotentes dans des conditions physiologiques peuvent réactiver un état multipotent en cas de transplantation. En 2015, l'équipe bruxelloise arriva à la conclusion que l'expression d'oncogènes engendre le même phénomène, ce qui corroborait les résultats obtenus dans la prostate par le groupe de Li Xin, alors chercheur au Baylor College à Houston et aujourd'hui à l'Université de Washington à Seattle. Dans ces épithéliums glandulaires, les situations de transplantation ou d'activation d'oncogènes ne sollicitent donc pas l'activité d'une rare population de cellules souches multipotentes en soi, comme on le pensait précédemment, mais de cellules unipotentes qui acquièrent la propriété de multipotence. À ces travaux succéda une étude qui fit l'objet d'un article de couverture dans Nature Cell Biology en 2018. Cédric Blanpain et son groupe démontrait que durant le développement embryonnaire de la glande mammaire, les cellules souches basales sont multipotentes, mais perdent cette potentialité dès le jour de la naissance de la souris alors même que la glande demeure très rudimentaire. Un an plus tard, des travaux de l'équipe du Pr Blanpain centrés sur la prostate aboutissaient à des conclusions très similaires, si ce n'est que le switch de la multipotence vers l'unipotence s'opérait le 15e jour après la naissance de l'animal. Dans la glande mammaire et la prostate, les cellules unipotentes de la période postnatale et de l'âge adulte ne recèlent cette propriété d'unipotence que dans des conditions physiologiques. Dès qu'on les transplante ou qu'on active des oncogènes, traçant dans ce dernier cas la voie de la cancérisation, la multipotence est réactivée. Les chercheurs ont cherché à connaître les mécanismes cellulaires et moléculaires qui limitent la multipotence des cellules souches basales dans des conditions physiologiques et, corrélativement, ceux qui régentent le retour à la multipotence dans des conditions de transplantation ou d'activation d'oncogènes. " Nous avons émis l'hypothèse que dans des conditions physiologiques, les cellules luminales informaient les cellules basales qu'elles étaient capables, à elles seules, de 'repeupler' leur propre lignée ", explique Cédric Blanpain. Pour tester cette hypothèse, son équipe a élaboré un nouveau système génétique permettant de marquer les cellules basales et, d'autre part, de tuer les cellules luminales. Il est apparu que dans les épithéliums glandulaires étudiés, à savoir la glande mammaire, la prostate, les glandes salivaires et les glandes sudoripares, la multipotence des cellules basales était réactivée, tant in vivo chez la souris qu' in vitro dans des organoïdes, dès qu'on tuait les cellules luminales. Autrement dit, les cellules basales se révélaient capables d'engendrer des cellules luminales et, par là même, de réparer le tissu. Deuxième constat: après la suppression des cellules luminales de la glande mammaire, les cellules souches basales passent par un état hybride où elles perdent partiellement leur identité basale tout en acquérant des caractéristiques luminales. C'est au terme de ce processus dynamique qu'elles donnent naissance à des cellules luminales. " Ce qu'on observe n'est pas sans rappeler le programme génétique qui régule la multipotence pendant le développement embryonnaire ", fait remarquer Alessia Centonze. " Grâce à la technique de séquençage d'ARN de cellules uniques, nous avons pu déterminer, en collaboration avec le Pr Thierry Voet, de la KULeuven, l'identité moléculaire des cellules ainsi produites. Il s'agit tantôt de cellules luminales dotées de récepteurs aux oestrogènes positifs, tantôt de cellules luminales dotées de récepteurs aux oestrogènes négatifs ", indique Cédric Blanpain. Restait la question clé: quels signaux moléculaires les cellules luminales pourraient-elles émettre vers les cellules basales pour les contraindre à l'unipotence dans des conditions physiologiques normales? Et quels éventuels signaux seraient produits en vue de réactiver leur multipotence dans les cas de transplantation ou d'activation d'oncogènes? Les chercheurs se sont appuyés sur les données émanant du séquençage de cellules uniques pour essayer d'identifier, via un programme informatique, tous les couples ligand-récepteur qui pourraient être impliqués dans la communication entre les cellules basales et les cellules luminales. Ils ont testé une série de ces couples et découvert que le TNF alpha sécrété par les cellules luminales constituait un signal qui enjoignait aux cellules basales de rester unipotentes. Lorsque l'action du TNF alpha était bloquée, l'acquisition de la multipotence des cellules basales au niveau de la glande mammaire était stimulée. Et quand on stimulait le TNF alpha tout en induisant l'ablation des cellules luminales, on contrecarrait la réacquisition de la multipotence des cellules basales ", précise le Pr Blanpain. À l'inverse, son équipe a montré que les voies de signalisation Notch, Wnt et EGFR étaient activées dans les cellules souches basales après l'ablation des cellules luminales et constituaient des supports d'un retour à la multipotence. " Quand on bloque ces voies, fût-ce chacune isolément, on inhibe la multipotence ", rapporte encore Cédric Blanpain. Ces travaux de biologie fondamentale peuvent-ils s'ouvrir sur des débouchés thérapeutiques dans la sphère des cancers du sein et de la prostate? On l'espère, mais il reste a priori un long chemin à accomplir avant d'en acquérir éventuellement la certitude. L'activation d'oncogènes induit la multipotence, laquelle précède le développement cancéreux. " Dès lors est-il imaginable qu'en faisant obstacle à la multipotence lors des phases initiales de la cancérisation, il soit possible de prévenir le développement d'un cancer? C'est une hypothèse qu'il faut tester à présent ", souligne le Pr Blanpain. Un postdoctorant de son équipe étudie actuellement les rouages intimes du mécanisme par lequel les oncogènes induisent la multipotence, avec en toile de fond la question cruciale susmentionnée: en inhibant la multipotence initiée par les oncogènes, enraie-t-on la tumorigenèse? Des inhibiteurs des voies de signalisation Notch, Wnt et EGFR ont déjà été élaborés, certains faisant même l'objet d'essais cliniques dans divers cancers. La stimulation du TNF alpha pourrait également être une autre piste pour tuer dans l'oeuf le processus de cancérisation. Il n'est pas exclu, par ailleurs, qu'un changement d'identité cellulaire, tel celui observé dans les épithéliums glandulaires, puisse jouer un rôle important dans le développement de nombreux cancers. De même qu'il est possible que la communication " cellule-cellule " puisse contrôler l'identité cellulaire dans des tissus. Quoi qu'il en soit, les résultats de l'étude publiée le 26 août dernier dans Nature sont susceptibles de contribuer de façon majeure à la compréhension des mécanismes présidant à la formation de certains cancers. 1. Alessia Centonze, Shuheng Lin et al., Heterotypic cell-cell communication regulates glandular stem cell multipotency, Nature 2020 Aug ; 584(7822): 608-613. doi: 10.1038/s41586-020-2632-y. Epub 2020 Aug 26.