Il y a quelques mois, une équipe de chercheurs franco-belge réalisait la première étude d'association pangénomique dans le carcinome hépatocellulaire lié à l'alcool. Elle a pu associer certains polymorphismes nucléotidiques (SNPs) avec le risque de développer ce cancer. Elle poursuit ses travaux.
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Le carcinome hépatocellulaire (CHC) est la tumeur primaire maligne du foie la plus fréquente (>90%). Très létal, il constitue la troisième cause de mortalité par cancer dans le monde. La survie qui lui est associée est largement fonction du stade auquel il est diagnostiqué. Si la survie à cinq ans est de l'ordre de 70% lorsque la tumeur est détectée et traitée précocement, elle n'est globalement, tous stades confondus, que de 15 à 20%. En Europe, le CHC se développe très majoritairement (dans environ 90% des cas) sur un terrain prédisposant bien défini: une maladie chronique du foie qui, plus de neuf fois sur dix, a évolué vers la cirrhose. La prise en charge de l'hépatite C chronique par de nouveaux agents antiviraux à action directe a fait de l'hépatopathie liée à l'alcool le terrain largement majoritaire sur lequel se développe le CHC, classiquement à la suite d'une consommation excessive d'alcool aboutissant à une cirrhose au terme de plusieurs années. Gastroentérologue aux Cliniques universitaires de Bruxelles (Hôpital Érasme) et chercheur qualifié du FNRS, le professeur Éric Trépo précise qu'annuellement, 2 à 3% des individus souffrant d'une cirrhose développeront un carcinome hépatocellulaire. "Au-delà de deux verres d'alcool par jour pour une femme et trois verres par jour pour un homme, il existe un risque majoré de développer une cirrhose", indique-t-il. "Un verre d'alcool, quel qu'il soit, correspond à environ 10 g d'alcool car le volume n'est pas le même dans un verre de bière, de vin ou de spiritueux (whisky, vodka...). Par ailleurs, consommer plus de 80 g d'alcool quotidiennement durant une période supérieure à dix ans multiplie par cinq le risque de CHC." Autre précision: "Il n'y a pas d'impact démontré du type d'alcool. Dès lors, le risque est équivalent aussi bien avec de la bière, du vin rouge ou du whisky." Bien que ce risque croisse parallèlement à la sévérité des lésions hépatiques induites par l'alcool, le carcinome hépatocellulaire ne touche donc qu'une minorité d'individus ayant une consommation chronique excessive d'alcool, quand bien même auraient-ils en sus un ou plusieurs autres facteurs de risque, considérés néanmoins comme moins déterminants - l'âge avancé, le sexe masculin, le surpoids, le diabète de type 2. "Dans des maladies complexes principalement en lien avec l'environnement ou le mode de vie, il faut tenir compte d'une certaine susceptibilité génétique qui intervient généralement à la marge et qui, dans l'occurrence du CHC, serait impliquée dans l'évolution des lésions hépatiques vers le cancer", souligne Éric Trépo. Des cas de susceptibilité familiale à la maladie ont été mis en évidence dans certaines études, ce qui renforce l'hypothèse de la contribution de facteurs génétiques à son développement. Une équipe de chercheurs franco-belge s'est démarquée de l'approche plus ancienne du "gène candidat", qui fait appel, dans la recherche d'associations génétiques entre gène et maladie, à des gènes d'intérêt préalablement sélectionnés en réponse à une hypothèse que l'on souhaite vérifier. Cette équipe a ainsi mené, dans le CHC, une étude d'association pangénomique (genome-wide association study - GWAS) où, par définition, le génome est testé dans son ensemble. Ces travaux étaient effectués à l'aide de polymorphismes nucléotidiques (en anglais, Single Nucleotide Polymorphism - SNP), qui correspondent à une variation d'une seule paire de bases (nucléotides) du génome entre individus d'une même espèce. Chez l'Homme, les SNPs représentent 90% de l'ensemble des variations génétiques et peuvent siéger tant dans les régions codantes que non codantes de l'ADN. Pour chacun de ces marqueurs (SNPs), deux allèles sont possibles. "Nous avons affaire à des polymorphismes singuliers, c'est-à-dire à des variations, l'une majoritaire dans la population, l'autre minoritaire, d'une seule paire de bases", rappelle le Pr Trépo. "Nous avons essayé de déterminer si certains patients étaient surreprésentés dans le groupe des personnes qui, au sein de notre échantillon, souffraient d'un carcinome hépatocellulaire lié à l'alcool par comparaison avec le groupe contrôle de celles qui n'en souffraient pas malgré la présence d'une cirrhose alcoolique." Le chercheur insiste sur le fait qu'il ne s'agissait pas de dégager des relations de causalité à partir de variants alléliques, mais des associations. En outre, vu le nombre de marqueurs évalués (entre 7 et 8 millions), un seuil statistique très strict se révélait indispensable pour éliminer l'effet de facteurs confondants ou même du simple hasard. C'est dans ce contexte que diverses précautions ont dû être prises. Exemple: comme les polymorphismes n'ont pas la même fréquence dans les populations africaine, asiatique, européenne, etc., seuls des patients d'origine européenne ont été pris en considération dans cette étude, les patients des autres populations étant trop peu nombreux pour réaliser des analyses avec une puissance statistique adéquate. Publiée dans The Lancet Oncology1 (premier auteur: Éric Trépo ; en ligne le 11 décembre 2021), la recherche franco-belge fut la première étude d'association pangénomique dans le CHC lié à l'alcool (CHC-ALC). Elle regroupait 4040 patients dont environ 1800 souffrant d'un carcinome hépatocellulaire et 2000 épargnés par ce cancer mais atteints d'une cirrhose consécutive à une consommation excessive chronique de boissons alcoolisées. Des études antérieures entreprises selon la méthode dite du gène candidat avaient identifié dans les gènes PNPLA3 et TM6SF2, impliqués l'un et l'autre dans le métabolisme des lipides, des SNPs dont l'allèle minoritaire était associé à une augmentation du risque de carcinome hépatocellulaire. Les recherches conduites par Éric Trépo confirmèrent ce résultat. Le lien qui unit les gènes PNPLA3 et TM6SF2 avec le carcinome hépatocellulaire est probablement indirect. En effet, il a été établi que ces gènes qui agissent sur le métabolisme des graisses jouent un rôle majeur dans la progression des différentes étapes de l'hépatopathie liée à une consommation d'alcool. La présence des allèles minoritaires de ces SNPs dans les gènes PNPLA3 et TM6SF2 est associée respectivement à une diminution de l'hydrolyse des lipides ou de leur transport hors du foie, avec comme résultat une accumulation de lipides dans les hépatocytes - lipides notamment produits à la suite d'une ingestion excessive d'alcool. Cette graisse induit une inflammation qui finit par créer de la fibrose (cicatrices) dans l'organe. Au-delà d'un certain seuil, la fibrose définit une cirrhose. Or, celle-ci constitue le principal facteur de risque de développer un CHC. "On connaît encore mal le mécanisme précis qui aboutit à la cancérisation, mais il est certain que les gènes impliqués dans le métabolisme des graisses exercent dès le début un impact sur la maladie hépatique et son évolution", fait remarquer Éric Trépo. L'étude publiée dans The Lancet Oncology en janvier 2022 vaut surtout par la découverte d'autres gènes avec cette fois un SNP identifié dans la région située entre les gènes WNT3A et WNT9A, lesquels appartiennent à la voie de signalisation WNT-ß-caténine qui est majeure dans le CHC. L'allèle le moins fréquent est associé à un risque diminué de CHC-ALC. "Notre hypothèse est qu'il pourrait influencer la réaction du système immunitaire dans le sens d'un effet protecteur", commente le Pr Trépo. De fait, les chercheurs ont pu mettre en évidence une plus grande infiltration de cellules immunitaires, dont des lymphocytes B et des lymphocytes T, dans le tissu hépatique tumoral des individus porteurs de l'allèle protecteur. Plus cette infiltration est importante, plus le risque de tumeur se réduit. D'autres analyses ont en outre mis en exergue que posséder l'allèle protecteur dans la région des gènes WNT3A et WNT9A est associé à un nombre plus restreint de mutations somatiques (c'est-à-dire au sein du tissu tumoral) dans le gène de la ß-caténine (CTNNB1). Autrement dit, le polymorphisme constitutionnel (à l'échelle de toutes les cellules de l'organisme) identifié dans la région des gènes WNT3A et WNT9A influe sur la fréquence de certaines mutations génétiques dans le foie cancérisé. Éric Trépo insiste sur le fait qu'à l'heure actuelle, les études pangénomiques ne permettent pas la prédiction personnalisée du risque de cancer. Néanmoins, peut-être ce jour viendra-t-il. Dans le cadre du CHC-ALC, le nombre de SNPs associés au risque est très insuffisant pour envisager des tests prédictifs ou la formulation de recommandations. "Il faudrait pouvoir combiner plusieurs centaines de marqueurs génétiques associés à ce type de tumeur pour définir des scores dits de risque polygénique. Cette technique commence à émerger dans certaines maladies telles que les affections cardiovasculaires, le diabète, voire le cancer du sein ou de la prostate", indique le chercheur du FNRS. La possibilité d'établir un tel score pour le CHC serait en principe de nature à accroître sensiblement la survie globale des patients avec des méthodes de dépistage personnalisées, eu égard à l'amélioration significative que procure une détection précoce de la maladie. Ces hypothèses demeurent cependant à démontrer. Aux yeux du Pr Trépo, les études pangénomiques ont, pour l'instant surtout, le grand mérite de mettre un coup de projecteur sur des gènes dont l'implication dans telle ou telle maladie n'aurait pas nécessairement été découverte autrement: "Elles ouvrent des pistes à explorer, assurant ainsi un gain de temps dans l'exploration de la physiopathologie des maladies. Elles favorisent, en conséquence, la définition de nouvelles perspectives thérapeutiques reposant sur des molécules qui cibleraient les gènes concernés ou leurs protéines associées". Les associations n'équivalent évidemment pas à des preuves de causalité. Toutefois, il est essentiel, après les avoir mises en lumière, de comprendre leurs soubassements, la "mécanique" qui les régit. Ainsi, le rôle exact du polymorphisme nucléotidique identifié dans la région des gènes WNT3A et WNT9A reste à éclaircir. Par exemple, comment expliquer que l'allèle minoritaire soit associé avec une infiltration immunitaire supérieure et pourquoi il y a moins de mutations du gène ß-caténine dans la tumeur hépatique? "En résumé, il convient de prouver le caractère fonctionnel de l'association entre les gènes concernés et le polymorphisme nucléotidique identifié. En quoi ce dernier influence-t-il concrètement le phénomène de cancérisation? Cela devra être étudié dans des études futures dites fonctionnelles", souligne Éric Trépo. Libres d'accès, les résultats de l'équipe franco-belge conduite par le chercheur du FNRS inspireront certainement d'autres groupes de recherche. "Nous sommes d'ailleurs en contact avec plusieurs équipes européennes afin d'augmenter notre nombre de patients (avec et sans CHC). En effet, il est hautement probable qu'avec un échantillon plus vaste, nous détecterons d'autres polymorphismes et donc d'autres gènes associés avec potentiellement de nouvelles cibles thérapeutiques qui seront identifiées." En guise de conclusion, il déclare cependant que limiter sa consommation d'alcool demeure le moyen le plus efficace dans la prévention du risque de cirrhose et cancer du foie lié à l'alcool.