En dehors d'une faible fraction d'entre eux, les cancers colorectaux ne bénéficient ni de l'immunothérapie ni de thérapies ciblées. Selon des travaux récents menés à la KULeuven, la manière dont la littérature a décrit jusqu'à présent la transformation maligne dans ces tumeurs laisse à désirer. De nouvelles données font état d'une subdivision entre deux grands types de cancers, les uns baptisés I2 et les autres, I3.
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Très peu de progrès thérapeutiques ont été réalisés ces 15 dernières années dans le domaine du cancer colorectal, à une exception près : le recours fructueux à l'immunothérapie dans les tumeurs métastatiques dotées du statut MSI, caractérisées par une instabilité des microsatellites. Ces tumeurs relèvent souvent de formes héréditaires et ne représentent que 5% des cancers colorectaux - 10% lorsqu'ils sont non métastatiques. Par ailleurs, les tumeurs MSI ne sont pas spécifiques de la sphère colorectale et se rencontrent aussi dans l'ovaire, l'endomètre, le pancréas ou encore l'estomac.Non MSI, plus de 90% des tumeurs colorectales métastatiques échappent à l'immunothérapie. Certaines d'entre elles, très minoritaires (4%), possèdent la particularité d'exprimer la protéine HER2 en quantité importante à la surface de leurs cellules. Elles sont éligibles pour une thérapie ciblée basée sur l'anticorps monoclonal trastuzumab, avec des résultats encourageants. Un autre groupe de tumeurs colorectales (environ 10% des cas) est fortement dépendant du récepteur HER1, appelé aussi EGFR (Epidermal Growth Factor Receptor). Dans cette occurrence, les patients se voient proposer une thérapie ciblée anti-EGFR via des anticorps monoclonaux cetuximab ou panitumumab.Abstraction faite des tumeurs MSI, HER1 positif et HER2 positif, quelque 85% des cancers colorectaux métastatiques ne peuvent bénéficier ni de l'immunothérapie ni d'une thérapie ciblée, la seule option restant la chimiothérapie. Celle-ci est souvent associée à un inhibiteur de l'angiogenèse, qui cible la protéine VEGF pour affecter la croissance des vaisseaux. "Le problème de base est essentiellement ontogénique. Alors que le développement de la plupart des cancers est généralement lié à une mutation dominante dont ils demeurent dépendants et dont l'inhibition médicamenteuse agit sur la masse tumorale, plus de 80% des cancers colorectaux ne s'appuient pas sur des mutations "driver" classiques pour lesquelles des drogues sont actuellement disponibles", dit le Pr Sabine Tejpar, gastro-entérologue et oncologue à l'UZLeuven et responsable du laboratoire Molecular Digestive Oncology de la KULeuven.Tumeurs I2 et I3La question à laquelle s'intéressent Sabine Tejpar et son équipe est celle de la manière qu'emploie une cellule normale du côlon pour se transformer en cellule maligne. "Du stade polype précancéreux jusqu'au stade métastatique, on retrouve la même biologie", précise la chercheuse, avant d'ajouter qu'en raison de leur nature, on ne peut espérer enrayer directement les moyens mis en oeuvre par la cellule afin d'assurer la croissance tumorale et essaimer pour former des foyers métastatiques.L'épithélium intestinal est constitué d'une multitude de cryptes, sorte de syphons juxtaposés en forme de U. Localisées dans la partie basse de ce U, quelques cellules souches indifférenciées donnent naissance à des cellules filles qui forment et renouvellent les deux bras du U en progressant vers son sommet durant trois jours avant de mourir. Ce système est régi par la voie de signalisation Wnt, laquelle dépend largement de l'expression de six gènes, dont en particulier APC (adenomatous polyposis coli) et CTNNB1 qui code pour la protéine bêta-caténine. APC est un gène suppresseur de tumeur qui, en cas de mutation, suractive la voie Wnt et rend ainsi la cellule fille indépendante de toute régulation positionnelle, de sorte que ladite cellule, théoriquement vouée à mourir après 3 jours, conserve le statut de cellule souche bien qu'elle monte le long d'un des deux bras du U de la crypte à laquelle elle appartient. Lorsque c'est CTNNB1 qui est muté, le niveau d'activation de la voie Wnt est également augmenté, mais moins. Aussi la survie et la totale indépendance de la cellule fille requièrent-elles l'intervention complémentaire de facteurs extérieurs.Ces données émanent d'une étude - publication prochaine dans Nature Genetics -réalisée par le groupe de Sabine Tejpar. Faisant appel à la technologie du séquençage de cellule unique (single-cell sequencing), elles soulignent la nécessité d'un remodelage de la classification nosographique des cancers colorectaux, dont elles mettent en exergue deux modes de développement possibles donnant lieu à deux grands types de tumeurs correspondants : les tumeurs I2 (APC) et I3 (non-APC). "Toutes les connaissances acquises jusqu'à présent sur les cancers colorectaux avaient trait à la version I2, personne n'ayant jamais envisagé l'existence d'une autre version, rapporte Sabine Tejpar. Ces connaissances sont décrites par le "Vogelgram" proposé par Bert Vogelstein de l'Université Johns Hopkins, dans lequel chaque stade de l'ordre séquentiel de progression du cancer est associé à des changements génétiques majeurs et des mutations dont celle du gène APC est souvent considérée comme intervenant en premier. Ce modèle ne s'applique qu'aux tumeurs I2. Or, nous avons montré qu'environ la moitié des tumeurs sont de type I3 et, par exemple, que les cancers MSI, réceptifs à l'immunothérapie, sont toujours de ce type."Une totale autonomieDans les cancers I2, la dynamique est claire. Au départ, une mutation de APC active la voie Wnt. Les cellules qui montent le long d'un des bras du U de la crypte adoptent alors un comportement identique à celui des cellules souches d'un côlon normal et président à la formation d'une multitude de U latéraux, telles des branches se greffant sur un U principal. Contrairement aux cellules souches normales dont la fonction est définie par leur position, les cellules au gène APC muté ont acquis une totale autonomie, mais sont aussi armées pour assurer leur survie car elles deviennent indétectables pour le système immunitaire, ce qui leur permet théoriquement de vivre indéfiniment, d'accumuler des mutations et de générer des métastases.Par quel mécanisme échappent-elles au système immunitaire ? Une hypothèse en cours de vérification est que dans le cas des cellules souches normales, la voie Wnt "allume" le programme MYC qui lui est subordonné pour permettre la régénération de tissus ou leur réparation après une lésion. Dans ce contexte, MYC initie de nombreuses fonctions, comme l'angiogenèse, mais également la mise à l'écart des lymphocytes T CD8, qui sont susceptibles dans un autre contexte, le contexte tumoral, de reconnaître et d'éliminer les cellules cancéreuses. Dans des circonstances normales, MYC s'éteint une fois la régénération ou la réparation tissulaire terminée. Dans le cas du cancer colorectal de type I2, il n'en est rien. Et, au gré de mutations successives, l'activation de MYC augmente. "Notre hypothèse, non encore publiée, est que c'est par l'intermédiaire de cytokines que MYC est activé dans l'épithélium, en éloigne les lymphocytes T CD8 et remanie son environnement. Il pourrait donc être intéressant de rechercher un inhibiteur des cytokines impliquées, et ce, dans le but de rendre possible l'immunothérapie", commente Sabine Tejpar. Mais encore faudrait-il que l'industrie pharmaceutique soutienne ce défi complexe, elle qui a assimilé jusqu'à présent les tumeurs colorectales à des tumeurs froides, non traitables par immunothérapie.Inflammation et mucusSelon les conclusions des travaux du groupe de Sabine Tejpar, environ la moitié des cancers colorectaux sont de type I3. Afin de survivre, même au stade de polype, les cellules ayant quitté le bas du U d'une crypte mettent à profit un environnement inflammatoire que peuvent créer autour d'elles certaines bactéries du côlon. Raison pour laquelle on recense proportionnellement plus de cancers colorectaux I3 que I2 dans la partie droite de l'organe. Les bactéries y sont en effet nettement plus abondantes que du côté gauche. "On pourrait imaginer des projets de prévention axés sur la relation que les cellules entretiennent avec l'inflammation", indique Sabine Tejpar.Toutefois, l'environnement inflammatoire dont ces cellules tirent bénéfice ne suffit pas à les rendre tumorales. Pour accéder à ce statut, elles font l'objet d'une reprogrammation épigénétique (méthylation massive de leur ADN) qui les mue en cellules souches. On ne connaît pas encore la cause du phénomène. La Pr Tejpar précise que la technique single-cell sequencing dévoile des cellules très différentes des cellules de tumeur I2. Leur aspect est celui de cellules de la muqueuse de l'estomac ou d'un mix "estomac-côlon". Les cancers colorectaux de la catégorie I3 sont métaplasiques et donc très plastiques et les plus agressifs ; ce sont eux qui métastasent le plus. À l'inverse de leurs homologues I2, cantonnés dans le schéma "mutation du gène APC, voie Wnt, programme MYC", les cellules qui les composent sont très "inventives" pour survivre et se multiplier.Les tumeurs MSI appartiennent cependant à la catégorie I3, dont elles constituent une petite sous-population. Intrinsèquement très agressives comme tous les cancers du groupe I3, elles font néanmoins exception à la règle puisqu'elles se révèlent très sensibles à l'immunothérapie. Le motif en est que le statut MSI résulte d'un défaut de réparation de l'ADN par le système mismatch repair (réparation des mésappariements). De la sorte, les cellules concernées accumulent des mutations et finissent ainsi par devenir repérables par le système immunitaire. "Une voie de recherche intéressante serait d'essayer de faire dériver toutes les tumeurs I3 vers le statut MSI, ce qui les rendrait généralement curables par immunothérapie", suggère Sabine Tejpar.La chercheuse émet par ailleurs une hypothèse qui pourrait s'appliquer à l'ensemble des cellules des cancers colorectaux de type I3 : au départ, l'inflammation permettrait à ces cellules de survivre un certain temps au-delà des trois jours d'existence accordé à une cellule normale gravissant un des bras du U d'une crypte. Ensuite, pour perdurer, elles emploieraient d'autres moyens, dont en particulier la production d'un mucus qui mettrait le système immunitaire en déroute en agissant comme un camouflage afin de ne pas éveiller son "attention". Contrairement aux cellules normales - les cellules caliciformes ou cellules en gobelet -, productrices du mucus normal dans l'intestin, elles acquerraient la capacité de fabriquer un mucus anormal possédant les caractéristiques du mucus gastrique. "Il ne s'agit que d'une hypothèse, mais nous pensons que le système immunitaire serait trompé par la présence de ce mucus, même s'il ne possède pas une identité intestinale", explique la responsable du laboratoire Molecular Digestive Oncology. Et d'ajouter que son équipe travaille à comparer toutes les formes de mucus présentes dans l'intestin et leurs relations avec les cellules immunitaires. Peut-être serait-il possible de concevoir une stratégie qui permettrait de tirer parti de ces relations dans le but de susciter une réaction du système immunitaire.