La polymédication est un problème chez le sujet âgé. Le défi est d'améliorer la prescription, qui doit être régulièrement réévaluée. L'outil "Stopp & Start" permet de savoir s'il faut arrêter certains médicaments et en commencer d'autres.
...
La Dre Sophie Marien, gériatre aux Cliniques universitaires Saint-Luc de Bruxelles, observe d'emblée: "On a parfois l'impression que les médicaments sont le plat principal des patients âgés..." Selon la définition médicale, il y a polymédication lorsque l'on prend plus de cinq médicaments, et hyperpolymédication lorsque l'on en prend plus de dix. Quand prend-on 'trop' de médicaments? "Tout est une question de qualité, plutôt que de quantité. La population âgée est extrêmement hétérogène. Il faut s'adapter à chaque patient, ses maladies, son mode de vie, voir le risque acceptable, le contexte et les souhaits du patient. Il n'y a jamais deux situations les mêmes, et une prescription doit sans cesse être réévaluée en se mettant dans les conditions de vie et les souhaits du patient."Une prescription est inappropriée quand les médicaments ne répondent pas à une indication clinique, quand la fréquence ou/et la durée sont inadéquates, quand il y a un risque élevé d'interaction médicamenteuse ou médicament/maladie, lorsque la balance risque-bénéfice est défavorable, les coûts déraisonnables et les médicaments non adaptés aux patients (fin de vie, dépendance fonctionnelle...). Un quart des personnes âgées de 80 à 89 ans prend cinq médicaments ou plus, et plus de 5% en prend sept ou plus. Ces chiffres de l'Inami sont sans doute sous-évalués parce qu'ils ne prennent en compte que les médicaments remboursés. Selon une enquête de Sciensano de 2018, qui inclut les médicaments achetés sans prescription et par internet, 34% des 65 ans et plus prennent plus de cinq médicaments. "Aujourd'hui, il y a de plus en plus d'achats par internet et la polymédication est plus difficile à contrôler. Il y a aussi une forte majoration de l'utilisation de produits de santé tels que les compléments alimentaires, les tonifiants, les plantes médicinales ou les médicaments homéopathiques. Parfois, c'est complémentaire à nos médicaments, mais il faut les inclure dans nos réflexions parce qu'ils entraînent aussi des interactions", met-elle en garde. Une revue systématique européenne [1] a montré que la polymédication en ambulatoire concerne 27,2% des patients (de 16,4% en Suisse à 60,8% au Portugal) et, selon le rapport du KCE de 2019, la Belgique occupe la 4e place des pays où la polymédication est la plus élevée en Europe. Enfin, une revue systématique [2] a montré que la polypharmacie est très fréquente (près de 60%) chez les personnes fragiles et pré-fragiles, et que l'hyperpolypharmacie est plus fréquente chez elles que chez les personnes âgées robustes. En maison de repos et de soins en Belgique (PHEBE-Study 2007), 75% des patients prennent cinq médicaments ou plus, 68% prennent des benzodiazépines et neuroleptiques, 46% des antidépresseurs et la moitié des laxatifs. "Néanmoins, ce qui importe, c'est la qualité plus que la quantité. Or, en 2023, une revue systématique [3] a montré que 36,7% des prescriptions sont potentiellement inappropriées."Qu'est-ce qui entraîne de la polymédication? Le fait d'avoir plusieurs médecins, la polypathologie, la cascade médicamenteuse, le manque de réévaluation des prescriptions, la méconnaissance des interactions, les habitudes, les attentes du patient, l'automédication... Quelles en sont les conséquences? Interactions, erreurs, difficulté de compliance, effets médicamenteux indésirables, chutes, fractures, confusion postopératoire, hypoglycémie, hémorragie, hospitalisation, admission en MRS, décès... Chez les plus de 65 ans, il y plus de risques d'effets médicamenteux indésirables (EMI). Pourquoi? "Parce qu'il y a la multimorbidité et la polythérapie, mais surtout parce qu'il y a des modifications physiologiques qui font que la pharmacocinétique et la pharmacodynamique sont fort différentes", explique Sophie Marien. "Il y a une dégradation de la fonction rénale, une modification de la masse maigre et grasse... La fenêtre thérapeutique est plus étroite, et les patients âgés sont donc plus susceptibles de développer des effets secondaires (même ceux qui sont rares). Les troubles cognitifs font partie des effets secondaires très embêtants: beaucoup de médicaments vont légèrement dégrader la situation cognitive qui est déjà fragile, c'est le grain de sable qui va parfois donner un delirium ou décompenser des problèmes cognitifs déjà présents."De plus, entre les effets médicamenteux indésirables et la dénutrition, il n'y a qu'un pas parce que nombre d'entre eux ont un impact sur la prise alimentaire. "Or, une diminution des apports entraîne une dérégulation du système nerveux (sensation de soif/faim diminuée, perte de goût et d'odorat...), il y a des troubles du système digestif (mastication/dentition, déglutition, digestion/constipation), des difficultés "logistiques" (troubles cognitifs, croyances inadéquates et régimes restrictifs inadaptés, trouble fonctionnel), des difficultés "thymiques" (dépression, isolement, envie de manger), des maladies (malabsorption, douleur, alcool). Enfin, la polymédication entraîne dysgueusie, dysphagie, sécheresse buccale, nausées/vomissements, constipation/diarrhée, anorexie, troubles de la vigilance/confusion aiguë..."Voilà pourquoi il faut évaluer la pertinence de la médication par un dépistage régulier qui doit concerner à la fois le patient, les aidants proches, le médecin traitant et le pharmacien. Ceci nécessite une approche en deux étapes. La première est implicite et fait appel au bon sens clinique: les bons médicaments à la bonne dose, au bon moment et de la bonne manière. La deuxième étape est explicite: est-ce le bon médicament? Plusieurs outils comme GheOP3S (Université de Gand), Stopp & Start, Beers... permettent de répondre à cette question. L'outil GheOP3S (Ghent Older People's Prescriptions community Pharmacy Screening) [4] reprend cinq listes: médications potentiellement inappropriées indépendamment des comorbidités, en fonction des comorbidités, médicaments potentiellement manquants, interactions et les critères généraux de soins pharmaceutiques pertinents pour la personne âgée. L'outil Stopp & Start, créé en 2012 par des experts européens, reprend 190 critères classés en deux listes pour identifier les médicaments inutiles (overuse), dangereux (misuse) et manquants (underuse). La version 3 est sortie en mars 2023 [5]. La liste complète des critères est difficile à utiliser en pratique clinique, un outil pratique et synthétique a donc été publié dans le Louvain Médical [6]. Il est disponible en ligne et sur le site de la SSMG. La liste Stopp (Screening Tool of Older Persons' Prescriptions) reprend 133 critères regroupés en 13 sections. Chaque section correspond à un "système" (cardiovasculaire, système nerveux central, endocrine, etc.) Il n'est pas possible de retenir ces 133 critères. C'est pourquoi un "top 10" a été identifié. Top 10 Stopp: benzodiazépines, Z drugs, neuroleptiques, AAS (aspirine), (D)ACO (anticoagulants), vasodilatateurs, AINS, sulfonylurées, anticholinergiques, opiacés. "Il faut, par exemple, faire particu- lièrement attention aux AINS chez les patients âgés. Ils ont plus de risque d'hémorragie digestive", insiste Sophie Marien. "On se sent faussement rassuré quand on met un patch de Voltaren. Le patch est considéré comme un traitement topique, mais il y a quand même une résorption systémique et donc un risque d'événement indésirable. Autre exemple: les antiagrégants plaquettaires ne doivent jamais être pris en prévention primaire, il y a trop de risque de saignements. Il y a très peu d'indications de bithérapie anticoagulant et antiagrégant plaquettaire."La liste Start (Screening Tool to Alert to Right Treatment) reprend 57 critères, regroupés en 12 sections. À nouveau, les sections sont organisées par système. Ici, un "top 5" a été identifié. Top 5 Start: chutes, ostéoporose (vitamine D, calcium, biphosphonates), anxio-dépression (à revoir après un mois), fibrillation auriculaire (anticoagulant), athérosclérose (en prévention secondaire, aspirine). En pratique, retenir les dix "Stopp" et les cinq "Start", et avoir sous la main l'outil complet pour une réévaluation plus approfondie quand la nécessité se fait sentir, permettra d'optimiser la prescription, et donc la sécurité des soins au patient. "L'outil Stopp/Start doit être remis dans le contexte du patient, tous les médicaments Stopp/Start ne doivent pas être considérés comme des règles strictes. Il s'utilise en concertation avec le clinicien et les autres soignants, et en partenariat avec le patient", conclut la Dre Marien.