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La démarcation entre les aptitudes naturelles - éventuellement hors du commun - et celles qui sont artificiellement induites est également difficile à situer. Il ne faudrait pas oublier que derrière tout suspect de dopage, il y a d'abord un sportif de haut niveau; en tout cas dans les disciplines qui imposent un effort physique intense. À une époque où le Tour de France fait sa réapparition annuelle, on peut sans se forcer prendre l'exemple du cyclisme professionnel sur route, où le dopage aujourd'hui a dépassé le sportif pour gagner sa monture de carbone. Visiblement, le mal est contagieux. Un cycliste professionnel est d'abord un surdoué du sport. Il a ce " quelque chose " qui fait la différence et qui relègue les autres pratiquants de son sport au rang de cyclo-sportifs au mieux, des pédaleurs du dimanche dans l'autre cas de figure. On dit que Lance Armstrong, d'abord triathlète, avait une résistance spontanée à l'acidose lactique cinq fois supérieure à la normale. Ça doit aider dans l'ascension d'un col quand les jambes se mettent à mouliner à une cadence insensée. Les humains ne sont donc déjà pas égaux au départ, en raison de leur génétique naturelle embarquée. Et on va le voir, ce que le dopage promet de plus affûté ramène à cette réalité. Côté " aptitudes naturelles ", on ne peut ignorer non plus celles de l'esprit et de la volonté. S'astreindre par tous les temps à plusieurs heures d'entraînement quotidien tout au long de dix sinon douze mois par an pour les plus exigeants, réduire sa consommation alimentaire au nécessaire, gommer de sa silhouette ce qui rend souvent une image de virilité (biceps et pectoraux) pour ne rester qu'une sorte d'anatomie longiligne où seules les jambes sont favorisées, n'être plus finalement qu'une machine à la physiologie hyper-performante demande une force de caractère et une détermination rares. Tout le monde n'en dispose pas. Mais tout ça reste encore dans les limites de ce que l'humain peut " naturellement " produire. Les conditionnements qui font les sportifs de haut niveau relèvent aussi de la diététique, du massage, de l'optimalisation des dispositions physiologiques, de la VO{-2 max, du calcul de la puissance émise en temps réel, et de nombre d'autres paramètres qui font la pratique de haut niveau. Le sportif lambda n'y a généralement pas droit et cela amplifie la différence. Puis on en vient à ce qui devient un peu douteux, mais qui reste toléré. Les injections anales de caféine pour le contrôle du poids, le traitement d'un asthme prétendu, le taping souvent bleu et donc ostentatoire qui laisse suspecter une douleur et autorise l'administration d'un traitement destiné à la combattre, etc. Toutes ces dispositions encore anodines sont détaillées dans un ouvrage récemment paru1. Puis on passe aux dopants classiques: amphétamines, EPO et autres. En l'espace de deux décennies, leur usage s'est " professionnalisé " grâce au recours à des médecins dont le nom a, au passage défrayé la chronique. Et dans ce registre, la Belgique n'a pas été épargnée. A ce titre, le cyclisme professionnel est devenu un vrai laboratoire de la performance à ceci près que la manière de procéder est illégale, qu'elle se situe loin des essais randomisés en double aveugle et qu'elle fait des sportifs des cobayes - pas toujours consentants - et de temps en temps des victimes aussi. Cette démarche de triche n'est pas neuve. Il n'est qu'à relire les savoureuses chroniques du Tour de France2 d'Antoine Blondin pour se rendre compte que l'usage du " pot belge " en particulier s'inscrit dans le temps. Au cours d'étapes exigences des années '50, une chute dans le peloton était suivie - rapporte l'auteur - d'un éparpillement de seringues sur la chaussée. C'était anecdotique. L'option est devenue aujourd'hui beaucoup plus systématique et masquée. L'obligation du résultat, les contraintes horaires du direct, la participation des sponsors sont à ce prix...A la limite, si la triche concerne tous les coureurs (ce qui est pourtant loin d'être le cas) et que le sport cycliste devient un spectacle dont la chorégraphie est dictée en temps réel par l'oreillette, pourquoi pas? Là où ça commence à devenir gênant, c'est quand les vélos sont dopés à leur tour, grâce à un moteur embarqué. Le cycliste y gagne 100 watts de puissance au moins, ce qui est considérable. On passe du vélo à la mobylette comme on passera bientôt sans doute à la moto. On ne joue plus dans la même catégorie...Toutes ces méthodes restent toutefois potentiellement détectables et doivent faire l'objet d'un suivi, d'un entretien sous le couvert d'une dissimulation et d'un secret permanent, avec le concours aussi de réseau d'approvisionnement de type mafieux. C'est ce qui mène les tacticiens d'aujourd'hui à se tourner vers la modification des aptitudes spontanées - entendez génétiques - des athlètes concernés. Les techniques accessibles en laissent entrevoir la possibilité. Et l'avantage est double: à moins de disposer à l'avance du génome détaillé et complet du coureur, la modification est indétectable (au moins pendant un temps) et ses effets deviennent permanents. Il va de soi que quelques gènes plus en lien avec des performances accrues sont d'ores et déjà ciblés. Ce sont par exemple ceux qui codent pour la production endogène d'EPO, d'IGF-1 (insuline-like growth factor). Mais il y a de nombreux autres candidats en lice. Il suffira d'identifier les allèles de ces gènes qui se montrent les plus performants et de corriger ceux dont dispose le coureur pour qu'il acquière la plus haute performance attendue. On peut désormais opérer cette modification du gène, de façon définitive grâce à la technique du " gene editing " (ou CASPR-Cas9)3 qui ne cesse d'évoluer. Si un gène devient... gênant, on peut aussi en suspendre de façon momentanée ou définitive la transcription par un processus de contrôle épigénétique tel que l'interférence d'ARN. Encore faut-il pouvoir affecter en temps et heure un nombre significatif des cellules de façon suffisamment durable. Ils sont évidemment pour les seuls athlètes concernés. Les trente ans de progression timide de la thérapie génique sont là pour le démontrer: toucher aux gènes, c'est affecter des fonctions auxquelles on n'avait pas toujours pensé, tout simplement parce qu'on ne connaissait pas le lien qui reliait les uns aux autres. On n'ignore pas non plus que l'expression de quelques gènes est magnifiée dans des développements tumoraux. Et puis, au-delà du cyclisme pris comme exemple, que devient un athlète tout en force dont on a induit le blocage de la myostatine quand il est rendu, au terme d'une carrière, à une vie de retraité du sport? Son coeur - un muscle aussi - sera-t-il en mesure d'y résister? Toucher aux fondements du fonctionnement physiologique des athlètes constitue donc une perspective, probablement déjà en route. C'est une très mauvaise idée. Parce que c'est une nouvelle triche, d'abord; parce que des vies humaines risquent d'en être affectées aussi, quand la puissance de l'argent en aura retiré tout ce qu'elle en espérait en termes de dividendes prétendument sportifs... Bibliographie: