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Le titre est interpellant : la folie a existé avant la psychiatrie. Ce terme surgit pour la première fois en 1808 sous la plume du médecin allemand Johann Christian Reil (1759-1813). En France, les noms de Philippe Pinel (auteur notamment du Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale) et d'Étienne Esquirol (ce dernier étant l'un des principaux artisans de la Loi sur les aliénés du 30 juin 1838 organisant pour la première fois les soins contraints) s'imposent comme les fondateurs de cette nouvelle pratique médicale. Le terme se réfère étymologiquement ( médecine de l'âme ) à la problématique médico-psychologico-philosophico-religieuse de l'anthropologie grecque, basée sur une conception tripartite de l'homme, " corps-âme-esprit"1. Ce livre collectif repose dès lors sur une hypothèse épistémologique : la folie n'est-elle pas consubstantielle à l'Humanité, comme pathologie 2 ?L'ouvrage piloté par Boris Cyrulnik et Patrick Lemoine plonge ses racines dans les premiers textes conservés des différentes civilisations et aborde plusieurs noeuds de l'histoire de la psychiatrie. Tour à tour, la condition du fou au Moyen Age, l'histoire des possédés de Loudun, la phrénologie de Gall, la problématique des anorexiques, l'oeuvre et le personnage de Messner, la criminologie de Lambrose, les errements de la psychiatrie en URSS ou en Inde (l'épidémie de suicides chez les paysans de Kerala, pages 194-196), font l'objet de contributions richement documentées.Cependant, le texte le plus marquant est celui de Patrick Lemoine, Saturne et la mélancolie : la théorie des humeurs, dans lequel l'auteur propose une lecture originale de la psychiatrie antique à travers l'organisation moderne de la psychiatrie par le DSM-IV (remplacé aujourd'hui par le DSM-5). Il fallait une force intellectuelle peu commune pour oser et justifier une relecture d'une telle ampleur.Le fil conducteur est une mise en évidence des " absurdités, dérives, abus et même maltraitance qui ont jalonné l'histoire de la folie ". Même si des aberrations ont jalonné l'histoire de toutes les disciplines de la médecine, leur risque de survenue est plus élevé en psychiatrie. " La folie rend fou ", selon l'adage qui circule dans les milieux spécialisés.Ce danger est largement lié à la place centrale qu'occupe l'échange verbal entre un patient et un psychiatre. À la différence des autres pratiques médicales, qui toutes reposent largement sur une objectivité clinique (l'examen sémiologique) ou technique (notamment en matière de biologie clinique ou d'imagerie, l'outil principal de la psychiatrie est la parole, avec ce que cela implique en termes d'empathie, de transfert, de contretransfert et d'alliance thérapeutique notamment.Certes, ces propos doivent être nuancés. Le développement des psychotropes, la démonstration du sous-bassement neurologique des grandes affections psychiatriques, la mise en évidence des complications psychiatriques de nombreuses maladies organiques (notamment métaboliques et endocriniennes) plaident en faveur d'une unité du champ " neuro-psycho-psychiatrique ". Le développement des échelles permettant notamment de " quantifier " certains items du DSM-IV et/ou V introduit également une certaine mesure objective dans le champ de la pathologie mentale.La parole est au coeur de la prise en charge psychiatrique, notamment à travers l'accompagnement psychothérapeutique. Dès lors, des pratiques telles que l'intervision (définie comme un échange entre collaborateurs d'une même équipe) ou la supervision (laquelle requiert un intervenant extérieur à l'équipe) sont indispensables pour permettre au thérapeute de conserver une distance par rapport à son patient.