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En décembre 2019, plusieurs cas de pneumonie virale d'origine inconnue sont rapportés à Wuhan. Fin du mois, la Chine alerte l'OMS. Le marché alimentaire de Huanan où sont vendus notamment des animaux vivants est rapidement identifié comme la source de l'épidémie. Il est fermé le 1er janvier 2020. Le 10 janvier, un premier patient meurt du Covid. Le 25 janvier, les autorités chinoises mettent la ville de Wuhan en quarantaine. " Voilà que cette ville est devenue le centre de tout le pays, voilà qu'elle est mise en quarantaine, voilà que partout ses habitants sont rejetés, et m'y voilà confinée." La littérature chinoise opère une percée au niveau mondial. En 2000, soit 87 ans après l'Indien Tagore, Gao Xingjian reçoit le Prix Nobel de Littérature pour l'ensemble de son oeuvre, parmi lequel figure La montagne de l'âme, roman unique, écrit à la deuxième personne, un texte envoûtant. En 2012, c'est au tour de l'écrivain Mo Yann, dont l'oeuvre comprend notamment Le roman de l'alcool, Grenouilles (qui condamne les excès du Régime en matière de limitation des naissances), Beaux seins, belles fesses. Pour sa part, la collection La Pléiade avait publié quatre de ses cinq grands romans. Rappelons enfin que Jia Pingwa a obtenu le Prix Femina étranger en 1978 pour son roman foisonnant Feidou. La capitale déchue, qui n'est pas sans évoquer Le rêve dans le pavillon rouge et l'érotique Jing Pin Mei. L'écrivaine chinoise Fang Fang (1) est née à Nankin le 11 mai 1955. Dès l'âge de deux ans, elle emménage avec ses parents à Wuhan, ville qu'elle ne quittera plus. Après plusieurs années de travail comme ouvrière, elle étudie la littérature chinoise à l'Université de Wuhan et se risque à l'écriture en 1975. Auteure prolifique (plus de 80 romans et essais), elle est plusieurs fois primée. Citons en particulier l'obtention du Prix national du meilleur roman en 1989 pour un livre éblouissant, Fengjing, traduit en français sous le titre Une vue splendide, qui fait sensation dès sa parution. C'est donc à un monstre sacré de la littérature chinoise que le pouvoir en place s'attaque après la publication de Wuhan, ville close (2) à l'étranger. Le Journal, dont des millions de Chinois lisaient les billets au jour le jour, un peu comme les Anglais du 19e siècle attendaient avec impatience la prochaine livraison des aventures de la petite Dorrit ou d'Oliver Twist, est en effet très différent de la vulgate officielle. Fang Fang devient ainsi la première écrivaine à décrire des scènes, des épuisements, des angoisses, des détresses, des incohérences, des manquements, des échecs et des prouesses logistiques, des dénis, des mensonges que l'on va bientôt observer aux quatre coins du monde. Première ville confinée, Wuhan va fixer les " codes" du vécu de la pandémie par les populations à l'échelle planétaire. La ville est devenue un microcosme, un kaléidoscope originel où les craintes, la terreur de la mort, la morosité morale et mentale générée par l'expérience abrupte d'une quarantaine imposée s'invitent dans le quotidien des citoyens. Les masques manquent dramatiquement alors que les bruits les plus contradictoires circulent dès les premiers jours. L'épidémie est-elle vraiment à ce point virulente? Le quotidien des familles confinées en quarantaine s'organise, les femmes enceintes stressent, certains malades postposent les soins dont ils ont besoin, les médecins sont débordés et s'épuisent, les personnes contaminées cherchent parfois vainement une place en milieu hospitalier (" les plus à plaindre sont ces malades et leurs familles, tant il est difficile de trouver une place en hôpital"). Certes, Fang Fang est consciente de l'efficacité des mesures prises par le pouvoir central. L'engagement de l'armée coïncide avec une meilleure organisation. La construction de deux hôpitaux de campagne, d'une capacité cumulée de 2.600 lits en dix jours, reste une performance. Mais le livre frappe aussi par la virulence de la critique des fonctionnaires locaux: " Nous devrons poursuivre, jusqu'au bout et à chaque échelon, les responsables pour leur négligence, leur inaction et leur irresponsabilité." Davantage qu'un simple témoignage, le livre est aussi une prise de position ferme quant au devoir de vérité qui incombe aux intellectuels(3). Fang Fang dénonce le traficotage de la vérité, la manipulation des consciences et des intelligences, les " fake news" en tous ordres, la complaisance envers le pouvoir en place: " Vous croyez qu'il parle sans réfléchir? Mais non! Il pèse mûrement le pour et le contre pour s'insinuer dans les bonnes grâces des autorités supérieures." L'auteure se positionne ainsi dans la longue tradition, inaugurée par les Présocratiques et Socrate, des intellectuels épris de vérité, quels qu'en soient les risques (4). C'est aussi par cette seconde dimension que Wuhan, ville close entrera dans l'histoire de la littérature, celle dont Goethe disait qu'elle était universelle ou n'était pas(5).