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Le 17 juin 2014 marque un moment historique : pour la première fois, la Belgique emprunte à taux négatif. Il s'agit d'un certificat de trésorerie à trois mois, un instrument financier à court terme très utilisé par les États. Le taux n'est que symboliquement négatif, à savoir -0,026 %. Deux semaines plus tard, c'est le certificat à six mois qui bascule à son tour dans le rouge et encore plus symboliquement, en affichant -0,0091 %. Ce ne furent pas des accidents de parcours, puisque les taux ne cessèrent ensuite de baisser, et ceci sur deux fronts. D'une part, ces certificats à court terme verront rapidement leur taux descendre jusqu'à -0,5 % et s'y stabiliser. Résultat : un bénéfice annuel de l'ordre de 160 millions d'euros pour l'État belge depuis 2016 ! D'autre part, les taux négatifs vont ensuite déteindre sur des échéances plus longues. L'obligation à cinq ans vire elle aussi au rouge dès l'année suivante. Il faudra attendre davantage pour que le mouvement gagne l'obligation à dix ans, symbole du long terme : ce sera chose faite le 22 juillet 2019, autre date historique. La Belgique va-t-elle profiter de cette aubaine pour mettre le paquet ? Oui, mais en ne se laissant pas hypnotiser par les taux négatifs et en visant surtout le très long terme. Il est évidemment très tentant d'émettre des certificats ou des obligations assortis d'un taux négatif, puisqu'on réalise ainsi un bénéfice de manière sûre et certaine. Concrètement, l'émission à dix ans du 22 juillet 2019 va ainsi rapporter 5,9 millions lors de son remboursement. L'Agence de la dette, qui gère la dette de l'État belge, ne s'est cependant jamais focalisée là-dessus. En été 2015, alors que le taux négatif des certificats commençait à rapporter pas mal d'argent, comme signalé plus haut, Jean Deboutte, responsable de la stratégie de l'institution déclarait : " Un taux négatif, c'est fort sympathique, mais il ne faut pas en faire une fixation. Ce qui nous intéresse, c'est profiter des taux très bas à long terme, même s'ils sont positifs. Pouvoir emprunter sur dix ans à 1 % (ndlr : on n'imaginait pas, à l'époque, des taux négatifs pour cette durée ! ) au lieu de 4 % voici peu encore, cela représente un formidable allègement de la charge de la dette, non pour quelques trimestres, mais pour une décennie. Depuis trois ans maintenant, notre stratégie est d'émettre au plus long terme possible. "Il n'a pas tardé à joindre le geste à la parole de manière plus spectaculaire encore puisque la Belgique a, en avril 2016, lancé une obligation échéant en 2066. Notre pays avait déjà timidement tâté du 30 ans l'année précédente, mais jamais encore du 50 ans. Ce faisant, il était toutefois loin de battre des records au niveau international. La forte baisse des taux d'intérêt avait en effet donné des ailes à de nombreux autres émetteurs. Au printemps 2014, les entreprises américaines Caterpillar et McDonald's se lançaient ainsi à 50 et 40 ans respectivement. Un demi-siècle, c'est la durée que la France et la Grande-Bretagne avaient choisie dès 2005, suivies en 2012 par l'Autriche et en 2014 par la Suisse, l'Espagne et le Canada. La Belgique joignait dès lors un club déjà riche de membres prestigieux... Une durée de 50 ans serait-elle un maximum ? Que nenni ! Si les États occidentaux s'en tiennent généralement là, d'autres visent carrément le siècle. C'est ce que le Mexique a fait à deux reprises en 2014, après une première émission en 2010. Le groupe énergétique français EDF a lui aussi lancé deux obligations à 100 ans en janvier 2014. Ce n'était du reste pas une nouveauté : une première vague d'obligations centenaires avait déjà déferlé dans les années 90, avec pour émetteurs Coca-cola et Walt Disney en 1993, la Chine en 1996, ou encore les Philippines en 1997. Une obligation assortie d'une durée de 100 ans, n'est-ce pas surprenant et même extravagant ? On comprend aisément l'intérêt de l'émetteur : quand les taux sont très bas, autant en profiter le plus (longtemps) possible ! Mais qu'en est-il des acheteurs ? L'explication est technique : il s'agit essentiellement d'assureurs et fonds de pension, qui ont des contraintes de résultats à très long terme, de 20 à 40 ans par exemple. Ils sont, en conséquence, obligés d'afficher des durées de placement moyennes en rapport avec ces échéances. Comme on ne trouve pas des masses de placements obligataires affichant de telles durées, une pincée de 50 et a fortiori 100 ans donne un sérieux coup de pouce à la moyenne. Ce faisant, ces investisseurs institutionnels prennent deux risques. Le premier est évident : si les taux d'intérêt remontent, se trouver " collé " pour une durée aussi longue peut signifier une fameuse moins-value ! Le second est moins grave mais plus sournois : si l'obligation est remboursée plus tôt que prévu, il faut trouver autre chose sans trop tarder. Or, un tel remboursement anticipé n'est pas seulement possible : il est assez fréquent. Cas exemplaire : l'obligation à 100 ans émise en 2005 par le groupe chimique allemand Bayer a été remboursée... 10 ans plus tard à peine. En vérité, la vague des obligations à 50 et 100 ans des années 1990 puis 2000 ne constituait nullement une première. Les échéances fort longues étaient en effet très fréquentes au 19e siècle, pour financer l'industrie et les chemins de fer. Parmi elles, l'émission centenaire réalisée en 1895 par la compagnie Atchison, Topeka & Santa Fe Railway est entrée dans l'histoire, en raison des nombreuses péripéties vécues par l'entreprise... comme par l'obligation en question. Notons en effet pour la petite histoire que nombre d'obligations émises au 19e siècle bénéficiaient d'une garantie de remboursement en or, laquelle sauta en 1933 quand la détention d'or physique fut interdite par la loi américaine. Lorsqu'elle fut à nouveau autorisée en 1995, des détenteurs d'obligations se groupèrent pour exiger le retour à la garantie d'origine, en particulier chez Santa Fe. Sans résultat jusqu'ici... La compagnie Santa Fe existe toujours mais a, en 1996, fusionné avec Burlington Northern. En matière d'obligation à long terme, certains ont vu beaucoup plus loin encore. Toronto Grey and Bruce Railway en particulier, dont l'obligation émise en 1883 est légendaire en raison de son échéance de 1.000 ans ! Elle fait aujourd'hui le bonheur des scriptophiles mais à un prix élevé, car elle donne en principe toujours droit au coupon de 4%. De fait, la compagnie ferroviaire elle-même n'a pas disparu : elle fait partie du groupe Canadian Pacific. Un nom bien connu des investisseurs belges seniors, aussi vrai que l'action de ce géant ferroviaire canadien fut longtemps cotée en Bourse de Bruxelles. Le groupe a lancé un programme de rachat de ces obligations dans les années 2000. Un millénaire, cela fait-il rêver ? Certains, oui. La Republic National Bank of New York en tout cas, dont la filiale luxembourgeoise Safra Republic Holdings émit en 1997 une obligation échéant en 2.997 ! Un horizon vraiment démesuré, puisque l'ensemble du groupe fut, dès 1999, vendu au britannique HSBC. Peut-être est-ce l'organisme financier ayant monté l'opération qui rêvait de jouer la vedette ? Ce fut raté dans un premier temps, car le marché se montra fort sceptique. Ce fut même complètement raté dans un deuxième temps, puisque cette maison fit une faillite retentissante en 2008, devenant le catalyseur de la grande crise financière. Oui, il s'agissait de Lehman Brothers...