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Médecin de formation, Sophie Lucas se consacre depuis le début de sa carrière à la recherche sur les réponses immunitaires antitumorales. D'abord sous les auspices du Pr Thierry Boon de l'Institut Ludwig, qui a identifié et montré que le système immunitaire reconnaît les cellules tumorales via des antigènes de surface propres aux cellules tumorales. " Ensuite, quand je suis revenue d'un séjour de deux ans en Californie, j'ai commencé mon propre groupe de recherche toujours dans le domaine de l'immunologie des tumeurs, mais en me demandant pourquoi les défenses immunitaires ne fonctionnaient pas bien chez les patients cancéreux ", explique-t-elle.Premier objet d'intérêt : les lymphocytes T régulateurs (Tregs) spécialisés dans l'inhibition des réponses immunitaires. " C'est le premier acteur sur lequel on a travaillé avec mon équipe de l'Institut de Duve en 2004-2005 ", précise-t-elle. " On s'est rendu compte que ces Tregs peuvent bloquer les réponses immunitaires, y compris les réponses immunitaires antitumorales, en produisant une cytokine, un messager intercellulaire, le TGF-bêta, qui transmet des infos depuis les Tregs vers d'autres cellules. "Deuxième étape : en 2009, l'équipe s'est rendu compte que les Tregs ne peuvent pas produire ce TGF-bêta seuls, mais qu'ils ont besoin de la collaboration d'une autre protéine, également exprimée sur les cellules Tregs et appelée Garp." Nous avons compris ce rôle en 2015, en développant un anticorps monoclonal dirigé contre Garp qui bloque la production de TGF-bêta actif par les Tregs. Donc, nous avons non seulement défini comment les Tregs suppriment les autres lymphocytes T antitumoraux en produisant du TGF-bêta grâce à Garp. En même temps, on a obtenu un outil potentiellement thérapeutique qui nous permet de bloquer ce mécanisme d'immunosuppression. "Il fallait donc tester cet anticorps monoclonal anti-Garp. Dans un premier temps, les tests ont été réalisés in vitro sur cellules humaines. " Ensuite, pour pouvoir démontrer que cet anticorps peut avoir une efficacité chez les personnes souffrant d'un cancer, il a fallu passer par l'expérimentation animale. Récemment, on a obtenu des anticorps équivalents dirigés contre les Tregs de souris et on a démontré qu'on peut ainsi obtenir des réductions tumorales en injectant ces souris avec des anticorps anti-Garp. Ces travaux montrent, dans le contexte d'une expérimentation animale, qu'on peut avoir une efficacité antitumorale ", indique la chercheuse.En 2018, ces résultats prometteurs ont éveillé l'attention d'une firme pharmaceutique et des essais cliniques chez l'homme viennent de commencer aux États-Unis. " Ces anticorps monoclonaux ont été développés par une compagnie de biotechnologie, Argenx, qui est ensuite entrée en collaboration avec AbbVie pour réaliser les essais cliniques, débutés au mois de mars (clinicatrials.gov). "Pour l'instant, il s'agit de démontrer l'absence de toxicité. " Si ce médicament montre des signes d'efficacité sans toxicité excessive pour les patients souffrant d'un cancer, il s'agira d'une nouvelle forme d'immunothérapie du cancer. "De son côté, l'équipe de Sophie Lucas continue ses travaux fondamentaux sur les fonctions de ce trio 'Garp, TGF-bêta et Tregs'. " On essaye de comprendre à quoi servent Garp et TGF-bêta sur d'autres types cellulaires que les Tregs : est-ce aussi dans un but d'immunosuppression ou pour d'autres fonctions ? On change un peu de contexte : on a obtenu un financement de Welbio (Institut interuniversitaire de recherche dans les domaines des sciences de la vie, ndlr) qui nous permet d'investiguer la fonction de Garp et TGF-bêta dans des maladies auto-immunitaires. "Quoi qu'il en soit, pour Sophie Lucas, Garp et TGF-bêta sont des molécules " magnifiques " : " J'utilise ce terme parce qu'une partie de nos recherches a mené à la découverte de la structure tridimensionnelle des molécules qui nous intéressent. On a réussi à obtenir par cristallographie au rayon X une visualisation de leur forme à l'échelle moléculaire-atomique, à voir à quoi elles ressemblent en 3D. Ces structures tridimensionnelles sont très belles et elles nous permettent de comprendre comment fonctionnent ces molécules. D'où ce terme 'magnifique'. Je suis tellement enthousiaste à ce sujet-là : quand on met le doigt sur des éléments qui nous permettent de comprendre comment les choses fonctionnent, il y a une espèce de beauté immanente qui se dégage de ce que l'on observe. Cette découverte a fait l'objet de notre publication dans la revue Science en 2018 et c'est notamment grâce à cela que nous avons obtenu le prix GSK. "Ce prix constitue en effet une reconnaissance formelle et officielle des travaux de cette équipe. Une récompense par ses pairs qui réjouit bien sûr Sophie Lucas : " C'est très encourageant. Cela aide à véhiculer une image positive de nos recherches. Ce qui est très gratifiant quand on est médecin de formation, c'est de pouvoir faire tout ce chemin depuis les approches scientifiques fondamentales jusqu'à une application potentielle. On n'en a pas souvent l'occasion. En même temps, la recherche fondamentale est en soi extraordinairement intéressante, productrice de savoir, et se justifie sans nécessairement avoir d'application obligatoire ", tempère la lauréate.