La fragilité nécessite des instruments de mesure pour mieux la protéger. Si une nécessaire standardisation de résultats d'observations aussi objectifs que possible s'avère essentielle pour les études, l'utilisation d'outils issus du paysage de vie des patients utilisés quotidiennement peut, elle aussi, rendre de fieffés services. Un patient méticuleux notait mensuellement ses plaintes sur des fiches en carton soigneusement triées. Les années se succèdent, le stylo à bille remplace le porte-plume, puis le crayon, les cartons se voient récupérés, la liste des pathologies s'allonge et devient brouillonne, les ratures apparaissent, ensuite les taches. Trois mois avant sa fin il présente un bristol en tout point semblable à celui du mois précédent : c'est le même, car dit-il " absolument rien ne s'est amélioré au contraire ". On peut sourire, mais cette " échelle de la fiche-bristol " vaut bien des protocoles d'investigations biologiques ou d'imagerie.

Chaque histoire humaine est individuelle, et plutôt que de parler de vieillesse, il faudrait parler des vieillesses. Loin d'être un continent uniforme, la vieillesse consiste au contraire en une expérience non homogène qui dépend fortement des diverses ressources économiques, culturelles, familiales, personnelles avec lesquelles les personnes âgées l'abordent. Et, plus que tout autre critère, de la situation de couple que le patient vit au moment de son évaluation. Ainsi un sexagénaire actif ayant un enfant scolarisé à l'école primaire issu d'un remariage avec une conjointe jeune aura plus de points communs avec un trentenaire dans la même situation qu'avec un retraité n'ayant plus d'enfants sous son toit. Comment objectiver les paramètres qui rendent précaire le maintien à domicile et les facteurs de perte d'autonomie de la personne très âgée si on ne prend en considération les performances de celui ou celle qui partage son existence ? L'isolement social ou la solitude est un marqueur de vulnérabilité.

Perte d'autonomie

Luc Périno remarquait avec humour dans une chronique de la revue Médecine [1] que tout test d'adaptation aux activités quotidiennes (ADL de Katz, IADL de Lawton) devrait être réalisé non pas de manière individuelle mais par couple, et qu'au-delà d'un score satisfaisant le couple pourrait être laissé en autonomie. La réflexion pourrait se voir élargie d'ailleurs à certaines personnes très âgées sans famille, entourées par un réseau de proximité et de solidarité réduisant considérablement le risque d'accident majeur. Le plus fiable des instruments d'évaluation est fourni ici par le carnet d'adresse et la liste des personnes référentes à prévenir en cas d'accident. La voir se réduire au fil des mois n'est jamais bon signe, et constitue un indicateur majeur de perte d'autonomie dont les causes peuvent être les troubles de caractère, la suspicion, l'absence d'hygiène, le radotage liés à une démence, mais aussi les chutes, les appels nocturnes ou les incidents dramatiques se répétant apeurant l'entourage.

Paradoxalement, si personne ne choisit d'avoir besoin de l'autre, cette perte d'autonomie constitue une occasion inespérée pour les proches de révéler leurs qualités humaines. La vulnérabilité crée de la bonté, et chacun de nous peut être au terme de son existence l'occasion de rendre l'autre meilleur en se révélant à lui-même. Accepter avec humilité cette déchéance du corps et de l'esprit est inscrit dans notre nature humaine. Les liens du dernier moment sont parfois les plus intenses.

[1] Luc Périno, Test mental, dans Médecine, Octobre 2006, p. 384

La fragilité nécessite des instruments de mesure pour mieux la protéger. Si une nécessaire standardisation de résultats d'observations aussi objectifs que possible s'avère essentielle pour les études, l'utilisation d'outils issus du paysage de vie des patients utilisés quotidiennement peut, elle aussi, rendre de fieffés services. Un patient méticuleux notait mensuellement ses plaintes sur des fiches en carton soigneusement triées. Les années se succèdent, le stylo à bille remplace le porte-plume, puis le crayon, les cartons se voient récupérés, la liste des pathologies s'allonge et devient brouillonne, les ratures apparaissent, ensuite les taches. Trois mois avant sa fin il présente un bristol en tout point semblable à celui du mois précédent : c'est le même, car dit-il " absolument rien ne s'est amélioré au contraire ". On peut sourire, mais cette " échelle de la fiche-bristol " vaut bien des protocoles d'investigations biologiques ou d'imagerie.Chaque histoire humaine est individuelle, et plutôt que de parler de vieillesse, il faudrait parler des vieillesses. Loin d'être un continent uniforme, la vieillesse consiste au contraire en une expérience non homogène qui dépend fortement des diverses ressources économiques, culturelles, familiales, personnelles avec lesquelles les personnes âgées l'abordent. Et, plus que tout autre critère, de la situation de couple que le patient vit au moment de son évaluation. Ainsi un sexagénaire actif ayant un enfant scolarisé à l'école primaire issu d'un remariage avec une conjointe jeune aura plus de points communs avec un trentenaire dans la même situation qu'avec un retraité n'ayant plus d'enfants sous son toit. Comment objectiver les paramètres qui rendent précaire le maintien à domicile et les facteurs de perte d'autonomie de la personne très âgée si on ne prend en considération les performances de celui ou celle qui partage son existence ? L'isolement social ou la solitude est un marqueur de vulnérabilité. Luc Périno remarquait avec humour dans une chronique de la revue Médecine [1] que tout test d'adaptation aux activités quotidiennes (ADL de Katz, IADL de Lawton) devrait être réalisé non pas de manière individuelle mais par couple, et qu'au-delà d'un score satisfaisant le couple pourrait être laissé en autonomie. La réflexion pourrait se voir élargie d'ailleurs à certaines personnes très âgées sans famille, entourées par un réseau de proximité et de solidarité réduisant considérablement le risque d'accident majeur. Le plus fiable des instruments d'évaluation est fourni ici par le carnet d'adresse et la liste des personnes référentes à prévenir en cas d'accident. La voir se réduire au fil des mois n'est jamais bon signe, et constitue un indicateur majeur de perte d'autonomie dont les causes peuvent être les troubles de caractère, la suspicion, l'absence d'hygiène, le radotage liés à une démence, mais aussi les chutes, les appels nocturnes ou les incidents dramatiques se répétant apeurant l'entourage.Paradoxalement, si personne ne choisit d'avoir besoin de l'autre, cette perte d'autonomie constitue une occasion inespérée pour les proches de révéler leurs qualités humaines. La vulnérabilité crée de la bonté, et chacun de nous peut être au terme de son existence l'occasion de rendre l'autre meilleur en se révélant à lui-même. Accepter avec humilité cette déchéance du corps et de l'esprit est inscrit dans notre nature humaine. Les liens du dernier moment sont parfois les plus intenses.[1] Luc Périno, Test mental, dans Médecine, Octobre 2006, p. 384