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C'est son dernier rendez-vous. Demain, après 40 ans de pratique, cet ami cher, médecin apprécié, dévisse sa plaque. Retraite programmée depuis plusieurs mois, chahutée par la survenue de l'épidémie de Covid-19 bousculant tant de certitudes. Le mail qu'il m'envoie au soir de sa dernière consultation a la simplicité des sages, avec une question en filigrane : quel est le bon moment pour quitter le train, il existe tant de bonnes raisons pour rester, et tant d'autres pour prendre du recul et un repos mérité. " Emotionnellement, ce fut sans doute le mois le plus long de toute ma carrière. En même temps, ces dernières consultations me sont apparues plus légères. Un processus de deuil est manifestement à l'oeuvre, qui concerne aussi un remaniement de mon identité et de mes appartenances. Je profite de ce mail pour te raconter une des rencontres lors de ma consultation de cet après-midi. Je vois pour la dernière fois une patiente sous méthadone mais qui reste consommatrice modérée de cannabis, tabac, alcool. Sa situation est stable, bien assumée, sans emploi mais épanouie par une vie familiale assez paisible. Soudain, derrière le masque ou plutôt au-dessus, je vois couler des larmes chez cette femme habituellement peu encline aux épanchements. Elle sait que ce sera notre dernière rencontre, elle se reprend, s'essuie discrètement les joues, rajuste le masque et me tend en guise de cadeau d'adieu... un casse-tête. Les mots ne sont désormais plus nécessaires. Je l'ai sans doute aidée à se maintenir la tête hors de l'eau et j'espère qu'elle aura appris à nager un peu mieux. Et nous nous sommes sans doute dit plus de choses aujourd'hui que durant toutes ces années. Je ne saurai sans doute pas quels en seront les effets à long terme. " Sagesse des dernières fois. Une dernière fois marcher dans la mer, laissant les embruns gifler le visage de l'homme qui se sait atteint d'un mal torpide et célèbre avec une joie sourde cette ultime baignade. La dernière poussée dentaire, la dernière joie de l'enfantement, la dernière fois qu'on donne son sein chaud à téter à son dernier bébé, les dernières règles, la dernière fois à faire l'amour, la dernière cueillette des mirabelles, si juteuses et si parfumées qu'on se dit qu'après en avoir goûté de pareilles on a connu le bonheur sur terre. Le dernier envol des canards sauvages. La dernière fois qu'on défait le lit de la petite dernière qui quitte la maison pour de bon avec son amoureux. Tout dans le monde est le siège d'une répétition éternelle et rassurante : le retour du printemps, l'heure d'été, la fragilité des perce-neiges, la splendeur mordorée des feuillages mosans à l'automne, le retour des cigognes. Médecins, nous recréons ces cycles qui nous laissent croire que cela durera toujours : les vaccins contre la grippe en octobre, les journées de l'AMUB, le renouvellement de l'accréditation, les prescriptions pour les vacanciers en juillet, les chocolats le 31 décembre. Balises appréciées, qui s'estompent une à une l'âge venu, nous rappelant que nous sommes des créatures appelées à vivre un nombre incalculable de " dernières fois ". Petits deuils d'une existence, je vous aurai appréciés. Mis bout à bout, ils portent un nom sublime : le bonheur. PS. Merci à l'auteur de ce partage inusité, qui se reconnaîtra sans peine.