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L'alcool est partout dans nos sociétés mais aussi de plus en plus tôt dans la vie des individus. "Avant, on consommait tous ensemble, à l'occasion de certaines fêtes et les plus jeunes étaient encadrés par les aînés avec une forme d'éducation à la consommation. Cela ne veut pas dire qu'il n'y avait pas de dérapage, mais cela se faisait dans la communauté", commente Thomas Orban. "Aujourd'hui, nous sommes dans des sociétés beaucoup plus individualistes où quelques individus du même âge vont apprendre à boire entre eux, entre 12 et 14 ans généralement, avec des alcools aussi beaucoup plus variés. On n'est plus dans la classique bière-pils ou bière spéciale, mais dans la vodka qu'on achète chez le 'Paki' à quatre ou cinq et qu'on boit ensemble pour découvrir l'ivresse à l'abri des regards."Après ces premières expériences, les occasions de boire se multiplient. D'abord le week-end avec les copains, ensuite lors des "présoirées" étudiantes qui ont pour objectif de s'alcooliser avant même que la fête commence. L'enquête réalisée par les auteurs sur un millier de jeunes montre que leurs motifs de consommation rejoignent en grande partie ceux des adultes: l'alcool est d'abord perçu comme un lubrifiant social, qui permet d'entrer plus facilement en contact avec les autres. Cette raison est évoquée par 48% des répondants. 28% des jeunes disent boire pour être "pétés, bourrés, la tête à l'envers", 27% pour le goût qu'ils apprécient, 15% pour tout oublier car "la vie est trop dure" et 8% pour faire comme tout le monde. À noter que la recherche de "défonce" est identifiée comme le signe d'un mal-être profond: l'alcool sert alors à fuir une réalité vécue comme difficilement supportable. Or boire avant l'âge de 15 ans quadruple le risque de devenir alcoolo-dépendant, mais augmente aussi le risque de dépendance à d'autres substances, notamment la nicotine. Par ailleurs, alors que le cerveau ne termine sa maturation que vers l'âge de 25 ans, la consommation d'alcool pendant l'adolescence a des répercussions particulièrement toxiques au niveau neurologique. "L'alcool entraîne des troubles neurocognitifs, notamment des troubles exécutifs qui concernent l'anticipation, la planification, l'organisation, la mémorisation, la restitution mais aussi la gestion des comportements, qui permet de se conduire de manière adéquate et adaptée... ce qui n'arrive pas quand on a trop bu et ce qui peut finir par ne pas arriver de manière régulière! Il y a aussi un risque d'aggravation de la difficulté de gestion des émotions, difficulté qui peut préexister avec des émotions vécues de manière plus difficile, plus ample, plus grande. Il y a aussi des troubles de la reconnaissance de ce qui se passe chez les autres: en gros, vous cassez les pieds à tout le monde, mais vous ne vous en rendez pas compte..." Les jeunes impulsifs, anxieux, avec un TDAH ou une bipolarité encore non diagnostiquée seront ainsi plus enclins à un mésusage de l'alcool... mais aussi plus prédisposés à la dépendance. "Chaque jeune est très différent par rapport à son risque de maladie de l'alcool, voire par rapport aux risques sur sa santé. D'un individu à l'autre, le foie tolère par exemple très différemment l'alcool. On estime que dans la fragilité par rapport à l'alcool, 50% est déterminé par la génétique. Ainsi, le fils d'un père alcoolo-dépendant a sept fois plus de probabilités de devenir alcoolo-dépendant.", rappelle le Dr Orban. Parallèlement, au cours des dernières années, les pratiques de binge ou heavy drinking, d'abord apparues dans les pays anglo-saxons et du nord de l'Europe, se sont généralisées. Défini comme une consommation de plus de quatre ou cinq verres en moins de deux heures, le binge drinking vise une ivresse rapide."C'est une forme de beuverie express. Ce qui est recherché est un effet psychotropique de type drogue, avec des effets en termes de désinhibition, d'euphorie, etc." Cette pratique est fréquente: 40% des adolescents et 30% des adolescentes reconnaissent un épisode d'intoxication éthylique importante au cours du dernier mois. Or le binge drinking augmente lui-même par trois le risque de devenir dépendant, tout au ayant un effet majeur sur le développement cérébral. "Si vous multipliez tous ces risques entre eux, on se retrouve avec des facteurs de risques énormes chez les jeunes. Ce n'est pas pour rien que j'en vois de plus en plus à ma consultation", résume le spécialiste. Le Dr Orban reçoit ainsi de nombreux jeunes confrontés dès la vingtaine à des problèmes sociétaux, familiaux, juridiques liés à l'alcool. Les plus jeunes sont parfois amenés par les parents suite à des épisodes d'alcoolisation massive. "L'alcool, on trouve ça très drôle et quand les problèmes commencent, on trouve ça très grave. Comme s'il n'y avait pas de place pour un entre-deux..."Une situation encouragée par le marketing agressif des alcooliers. "Non seulement les alcooliers ont adapté le packaging à destination des jeunes, mais aussi ce qu'il y a à l'intérieur, avec des boissons très sucrées qui masquent l'alcool", explique Thomas Orban. "Ils ont aussi un marketing très viral sur les réseaux sociaux, où le jeune devient lui-même l'ambassadeur, l'homme-sandwich de la marque puisqu'il va liker des pubs ou des contenus d'influenceurs eux-mêmes payés par les alcooliers..."D'où l'importance de fournir aux jeunes des repères et de développer leur esprit critique. "Après, chacun fait des choix éclairés. Mais je pense que la société n'est pas éclairée parce que les hommes politiques ne font pas le job et que les alcooliers font le job tout à fait inverse... Or aujourd'hui, l'alcool coûte beaucoup plus cher à l'Etat que cela ne lui rapporte."