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Le journal du Médecin : Comment le citoyen et même le médecin citoyen peut-il gérer le flux d'infos actuel et surtout les informations souvent contradictoires ? Dr Jacques de Toeuf : C'est peu dire que ça part dans tous les sens. Il est évidemment logique que les recommandations évoluent au cours du temps. La maladie se répand, quoi qu'on fasse. Les rares patients qu'on dépiste, on les diagnostique [au Covid-19], donc il est normal que le nombre d'hospitalisés augmente et hélas les décès vont suivre... Au fur et à mesure des dégâts, les conseils se modifient... Encore que si l'on regarde les évolutions des recommandations de Sciensano, je n'ai pas décelé de modifications fondamentales depuis une semaine. Sauf à organiser les centres de tri. C'est raisonnable. Le flou dans lequel les médecins ont dû évoluer depuis un mois continue, hélas. La décision du 14 mars, relayée par Sciensano et notamment le Collège de médecine générale (CMG) était de dire : il faut fermer les cabinets ; il faut uniquement faire des consultations par téléphone et si on rencontre un malade Coronavirus, on l'envoie à l'hôpital. Mais les instructions étaient totalement muettes sur les malades qui se présentaient pour une autre pathologie que le coronavirus, sans symptôme grippal, sans fièvre. Que fallait-il faire pour l'hypertendu, le diabétique, etc. ? Beaucoup de gens ont fait comme ils le sentaient. Le problème des masques est prégnant... Je suis réellement fâché sur la non-gestion des stocks de masques par les autorités publiques : administrations, ministres... Alors qu'on avait déjà tiré la sonnette d'alarme le 15 février ! On a envoyé dans l'arène des soignants et médecins sans masque. Les autres, plus prudents, ont dit : je ne fais plus rien. Mais ce n'était pas simple. On voit là le virage à 180° du CMG... On ne jure plus que par eux. C'est la nouvelle bible du comportement... Ils ont émis une directive il y a huit jours disant " pas de visite, pas de consultation pour personne ". Les malades chroniques n'ont qu'à attendre. S'ils ont des maladies aiguës, ils vont à l'hôpital. Cela a été très loin puisqu'on a vu des accusations très violentes contre des médecins généralistes ne se rangeant pas à l'avis du Collège. On les a traités de criminels, des termes invraisemblables. Aujourd'hui pourtant (le 26 mars, ndlr), le CMG émet une directive selon laquelle pour les patients non-suspects de corona, on peut consulter chez soi. Il est très important de ne pas les abandonner. Plusieurs remarques acerbes de praticiens se sont faites jour entre-temps, disant " à force de ne plus aller voir ces malades-là, on les abandonne. Ils feront un infarctus chez eux. Ils vont mourir. Ou bien ils vont arriver trop tard à l'hôpital. Ce seront des encombrements supplémentaires. " On change donc son fusil d'épaule. J'attends impatiemment que les porteurs d'injures transmettent leurs excuses aux médecins agressés verbalement. Vous parlez aussi des médecins spécialistes extra-hospitaliers... Oui. On n'en parle jamais ! Ils ont bravement arrêté sauf cas urgents (un grain de beauté qui change de couleur chez un dermato par exemple). À tort ou à raison. Mais le point de départ monstrueux, c'était encore une fois qu'ils n'avaient pas de masques. On a promis des masques. Les ont-ils reçus ? J'ai une connaissance généraliste qui me dit que dans le sud de Bruxelles, les maisons médicales ont déjà été fournies en masques mais pas encore les généralistes. On a annoncé l'arrivée de 30 millions de masques... Les FFP2 sont vraiment plus efficaces ? Oui, bien sûr. Au fur et à mesure que la gradation 1,2,3 monte, la protection est meilleure. Ne parlons pas du masque banal (c'est juste pour se frotter les yeux). Le masque chirurgical c'est bien pour ne pas envoyer trop de crasse sur le patient qu'on opère. Il faut bien le mettre sous les paupières inférieures et mouler le plastic. Et surtout, pendant qu'on le porte, le chirurgien a l'habitude de ne pas se gratter le nez, ou ses lunettes ou la bouche à travers le masque sinon la protection tombe. On contamine le masque. Or les gens les mettent un peu n'importe comment. Ils réduisent considérablement la contamination. Le grand débat concerne également la stratégie : les Tigres asiatiques s'en sortent beaucoup mieux (lire page 28). Ils ne déplorent que quelques morts. Et ils ne sont pas partis vers la stratégie du confinement. Ils ont préféré le dépistage massif, le port de masques pour tous, des tests à disposition etc. On a raté toutes les étapes ! On a pleuré pour avoir du dépistage depuis le début ! Toute personne suspecte venant d'un endroit contaminé devait être dépistée. On s'est contenté de dire que s'il n'avait pas de température, c'était bien. Ces pays d'Asie ayant eu l'expérience du Sras auparavant ont dépisté tous les gens suspects. Lorsqu'ils étaient positifs, ils étaient mis en quarantaine. On n'a pas pu le faire car on n'avait pas de réactifs en suffisance. Toutes les étapes étaient fausses. Pensez-vous qu'on puisse s'aligner petit à petit sur cette stratégie ? Pas vraiment. Tous les experts en management risk, virologues et épidémiologistes, disent des choses de bon sens. Dès qu'on a des réactifs, on peut tester les soignants et les personnes au contact au sens large (personnel de nettoyage) et tout malade suspect. On n'aura pas assez de réactifs pour faire plus. On aura fin de semaine 200.000 réactifs. Or il y a 100.000 infirmières en Belgique, par exemple. Pour les masques, c'est encore plus problématique : ces millions de masques qu'on nous annonce et qu'on n'a pas encore vu, il y en a pour dix jours d'utilisation si on en donne aux professionnels de soins et aux malades suspects qui viennent se faire soigner. Il faut donc déjà en recommander 17 millions. Je ne suis pas sûr que, étant très fatigué d'avoir commandé les 17 millions précédents, ils ont pensé à commander les suivants.