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"J' ai accompagné un patient dans la mort, je lui ai tenu la main, j'ai souri tendrement mais... la dernière personne qu'il a vue, c'est cette infirmière derrière un masque et la chaleur de ses gants lui serrant la main. Avant de fermer ce linceul noir, j'étais la dernière personne à voir son visage marquant une fin de vie difficile", raconte Lilla Setila, infirmière. "Les jours passent, puis les semaines. Nous avons trouvé notre rythme de travail, une organisation qui convenait à tout le monde. Mais les patients n'allaient pas mieux, d'une minute à l'autre tout pouvait basculer pour eux. Les décès se font de plus en plus nombreux. En plus de la fatigue physique, s'installe la fatigue psychologique: deux décès par jour, difficile de trouver les mots justes pour accompagner les familles en deuil qui n'ont pas pu dire au revoir à leur parent."Avez-vous déjà voyagé au coeur d'un cyclone? Ceux qui en ont réchappé parlent d'un étrange moment, perdu au centre d'un désert ravagé par le premier passage de vents violents, au milieu des débris des structures les plus robustes, des maisons anéanties, des voitures pliées autour des arbres, de la mort et de la désolation, alors qu'on n'a qu'une certitude: le cyclone va repasser, peut-être plus fort, et sans, peut-être, vous laisser la chance de survivre une seconde fois. C'est une sensation semblable que semblent avoir ressenti les membres de la communauté de l'hôpital CHU Ambroise Paré à Mons. Mi-mars, l'OMS désignait l'Europe comme épicentre d'une pandémie allumée en Chine des mois auparavant. A Mons, on comptera une semaine plus tard 37 patients, 104 au pire moment, dont 16 aux soins intensifs. Une situation comparable à celles des hôpitaux alsaciens et italiens saturés, en overflow complet. A tel point que dut débarquer une équipe de Médecins sans Frontières, des renforts habitués à opérer au Sahel, en Afghanistan, au Pakistan, en Syrie, là où la terre tremble, l'océan déborde, là où les guerres font rage et la folie des hommes semble sans limite. A tel point qu'on s'en émut dans le reste du pays: le Borinage est-il terre si déshéritée depuis la fin des charbonnages qu'il faille y envoyer l'aide destinée au Tiers-Monde? Un jugement humiliant qui ne voyait pas que la vague fut "forte, très forte, trop forte? Certains n'en revinrent pas, d'autres y perdirent leur enthousiasme de leur jeunesse, certains se sont découverts une force insoupçonnée... d'autres y ont acquis une autre perception de la vie", comme l'écrit l'infectiologue Yves Van Laethem, dans un texte fort qui ouvre ce recueil étonnant consacré aux témoignages des équipes qui ont "inlassablement reconstruit les digues" pour empêcher le virus de gagner la guerre. Il fallait pourtant croire crânement dans l'avenir de l'humanité pour mettre en branle un mécanisme de mémoire au coeur de ce cyclone, de prendre des notes, de laisser courir l'enregistreur, de confier à des photographes la liberté de cueillir un instantané où perlent "l'angoisse, la peur, la compassion, la complicité, la tristesse, la colère, tout cela, je l'ai lu dans les yeux des confrères, des consoeurs, des infirmiers et des collègues de tout l'hôpital", témoigne Camélia Rossi, chef infectiologue, arrachée à "ses chers patients sida chroniques", dont nous discutons habituellement, pour prendre avec d'autres la tête du bataillon antivirus, et l'initiatrice de ce projet. "Je l'ai lu dans leurs yeux" est devenu le titre de ce livre-événement. Il fallait croire crânement dans l'avenir de l'humanité et c'est ce que fit une poignée des 2.300 collaborateurs de cet hôpital, convertissant rapidement l'ensemble de l'équipe à figer un instant ce coeur du cyclone... avant que ne revienne le vent mauvais d'une deuxième et, sans doute, d'une troisième vague. Médecins, infirmières, aide-soignants ne sont pas habituellement nécessairement de grandes plumes. Et puis les mots sont parfois si handicapés pour rendre compte des sentiments, des regrets, des envies, des enthousiasmes. Ils glissent si souvent entre les doigts quand on veut rendre compte. Pourtant, contre toute attente, ces mots-là ne sont ni maladroits, ni mal coupés, ni insuffisants, mais portent la force de leur auteur, tout en résistance, tout en résilience. Rassurez-vous, on est loin du récit hagiographique: vous verrez le désespoir, la perte, le remords face aux patients qui partent si vite, si fort. Face aux collègues frappés aussi: entre le 15 mars et le 30 juin, 105 soignants sont infectés, parfois hospitalisés, parfois en soins intensifs, passant de l'autre côté du miroir. Et certains n'en sont pas sortis vivants. Comme Murtaza Mawji, qui avait passé quarante ans à guider, conseiller et rassurer des patients, mais qu'on n'a pas pu arracher à la mort dans l'hôpital qui l'avait vu travailler toute une vie. "La mort, nous ne la comprenons jamais. Mais quand elle frappe une si belle personne, et dans un si horrible contexte, elle semble particulièrement obscure. Elle nous fait encore plus mal, encore plus peur que d'habitude."Mais vous verrez aussi la solidarité, la tendresse, la compassion, l'espoir. "Des amitiés se sont créées, des liens particuliers. Echange, solidarité, expertise, compétence, apprentissage, voici les mots qui reflètent pour moi cette grande expérience" de collaboration entre soignants de tout rang, de toute origine, de tout grade et curriculum. "Sommes-nous des héros? Et après?"...