Selon le gouvernement ukrainien, près de 60% des soldats pourraient aujourd'hui souffrir de différents troubles psychiques. Captivité, tortures, combats sont autant de sources de blessures invisibles, qui ont été décuplées depuis l'intensification du conflit en février 2022. Une prise de conscience semble émerger ces dernières années, au vu des cohortes de blessés et personnes traumatisées affluant vers les centres de soins. De Lviv à l'ouest à Pokrovsk à l'est, le journal du Médecin s'est rendu sur cette autre ligne de front. Plus insidieuse.
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"Les gars viennent de revenir d'une mission de combat, et nous sommes avec eux."Oleksii Shuryga, 36 ans, est psychologue militaire. Avec ses deux subordonnés, Dmytro, 45 ans, et Tetiana, 23 ans, ils font partie de l'unité de soutien psychologique de la 47e brigade mécanisée de l'armée ukrainienne, l'une des plus engagées sur le front. Tous les trois portent un treillis, comme la vingtaine d'hommes de tout âge qui déambulent dans ce camp de fortune installé au coeur de la forêt. Nous sommes dans les environs de Pokrovsk, dans l'Oblast de Donetsk à l'est du pays, à une vingtaine de kilomètres de la ligne de front. C'est l'heure du repas: un bouillon de poulet mijote sur le feu. Quelques notes émanent d'une guitare. C'est l'un des rares moments de répit pour les hommes. Au loin, des tirs d'artillerie et le passage éclair d'un hélicoptère à très basse altitude viennent troubler le charme bucolique du lieu. Un rappel que les combats ont lieu non loin, et que la guerre, elle, ne prend pas de pause. "Des bénévoles ont fabriqué un sauna mobile. Les gars pourront se détendre, se laver, et nettoyer leurs affaires... C'est important également pour leur psychologie", affirme Dmytro, en désignant un vieux camion citerne kaki équipé d'un groupe électrogène. Certes. Mais cela traduit aussi un certain aveu d'impuissance face à la faiblesse des outils dont ces équipes disposent pour venir en aide aux soldats en détresse psychologique. Dmytro, qui a lui-même combattu avant de devenir psychologue, confesse que le plus difficile c'est l'expérience de la proximité de la mort et la perte de compagnons d'armes. "Un inconnu devient un ami proche à la guerre", affirme-t-il. Oleksii, l'officier supérieur de l'unité, témoigne lui aussi de l'extrême pression psychologique qui pèse sur les soldats lors de ce conflit: "L'humanité n'a jamais affronté la guerre avec une telle intensité et une telle précision. Il s'agit d'une guerre moderne avec l'utilisation de technologies numériques, avec le contrôle du ciel, et des drones. Les hommes ont le sentiment d'être constamment surveillés. Ils sont épuisés." Angoisses, troubles de l'adaptation et du comportement, problèmes de sommeil, anxiété... Le psychologue militaire constate au quotidien la manifestation de troubles post-traumatiques chez les soldats. Placé en première ligne et confronté à tous ces témoignages, il admet lui-même être fatigué et un peu débordé par l'ampleur de la tâche. "Le nombre de postes de psychologues (militaires) augmente. Et nous avons l'intention de l'accroître, mais le système de formation ne répond pas aux besoins d'une vraie guerre." Non loin de Pokrovsk, à Dnipro, l'hôpital Mechnikov est le plus grand hôpital de l'est de l'Ukraine. C'est ici que sont pris en charge les blessés les plus lourds. Près de 90% des patients sont des militaires. En ce début d'après-midi, des blessés en provenance de Donetsk, dans le Donbass où les combats font rage, ont été acheminés aux urgences. Ils sont en réanimation, comme dans trois quarts des cas. "Ce sont des patientsqui ont des blessures causées par des explosions de mines, des blessures multiples, dans plusieurs zones: blessures crâniennes et cérébrales, poitrine, membres, abdomen", explique le médecin Oleksandr Tolubayev, directeur adjoint du service des urgences. Les soldats sont immédiatement pris en charge au bloc opératoire. Mais aucune effervescence manifeste, peu d'agitation pour troubler le service. Depuis deux ans, c'est une routine qui s'est malheureusement installée. "Nous recevons régulièrement entre 40 et 100 blessés par jour. Tous les jours, toutes les nuits", renseigne d'une voix morne Sergey Ryzhenko, le directeur de l'hôpital. Comme tout le personnel, il est épuisé. "Le plus gros problème est de loin la fatigue des médecins et soignants qui travaillent 24 heures sur 24 depuis deux ans sans vacances", lâche-t-il. "Lorsque les personnes quittent leur poste de travail, dans les cinq minutes, elles sont comme des zombies." Depuis février 2022, l'hôpital vit au rythme des opérations et des amputations. Au cours de ces deux ans, environ 30.000 interventions chirurgicales ont été pratiquées. Parfois jusqu'à 22 opérations sur un seul blessé en quelques jours. " Notre travail a évolué vers ce type de médecine extrême", se désespère le directeur général. Une médecine qui va à l'essentiel: sauver des vies. "C'est notre préoccupation. Une fois stabilisés, nous n'avons plus la capacité de garder les blessés qui souffrent de stress post-traumatique. Nous les envoyons dans dix villes d'Ukraine à l'arrière. Là-bas, ils prennent les patients que nous avons opérés, ils les remettent dans un état 'normal' pour ainsi dire." Tableaux d'art contemporain aux murs couleurs pastel, couloirs parfumés, grandes salles de sport vitrées, et Beatles en fond musical... Le flambant neuf centre "Unbroken" de Lviv - ville de 700.000 habitants à l'ouest du pays - fait partie de ces établissements de pointe, où sont envoyés depuis les points d'évacuation proches de la ligne de front, les soldats polytraumatisés. Que ce soit sur le plan physique et/ou psychologique. Les deux allant naturellement souvent de pair dans un contexte de guerre. Oleh Berezyuk, dynamique quinquagénaire affublé d'un pull à capuche portant le logo jaune "Unbroken", nous accueille au pas de course, baskets aux pieds. Ce renommé médecin, psychiatre et psychanalyste est en charge du service de santé mentale de ce centre unique dans le pays. Ses traits sont tirés. "Le vendredi et le week-end sont généralement les jours de la semaine où l'on a le plus d'admissions", s'excuse-t-il. Une délégation officielle allemande doit aussi arriver. Mais l'homme, affable, prend le temps. Il sait combien la mise en lumière de la santé mentale est un enjeu crucial pour l'hôpital et plus largement à l'échelle du pays. "Le 24 février 2022 (NdlR: date de l'invasion russe), la vie a changé du tout au tout, parce que maintenant nous faisons tout ce qui est possible pour survivre. Nous ne pouvons pas gagner (la guerre) sans survivre, et survivre signifie faire tout ce qui est possible, où que vous soyez, peu importe, en première ligne ou à l'hôpital."Unbroken a ouvert quelques mois après le début de l'invasion. C'est le premier établissement en Ukraine à avoir intégré un centre de réhabilitation et un centre de santé mentale au sein d'une structure hospitalière municipale: à savoir l'hôpital Saint Panteleimon, le principal de la ville. Celui-ci était encore surnommé quelques années en arrière "la morgue", au vu du taux de surmortalité anormalement élevé qui prévalait alors, faute d'équipements et de personnel correctement formé. Il en va tout autrement aujourd'hui. Grâce, pourrait-on dire, à l'intensification du conflit depuis février 2022, et à l'attention internationale accrue portée sur l'Ukraine depuis lors. Le niveau des soins et l'état des infrastructures ont ainsi été considérablement relevés. Afin de (tenter de) répondre à l'impressionnant volume d'urgences médicales liées à la guerre. La Première association médicale de Lviv, dont dépend Unbroken, chapeaute deux hôpitaux pour adultes - dont Saint Panteleimon auquel est donc adossé Unbroken - et un hôpital pour enfants situé sur le même site. Le nouveau fleuron Unbroken est financé à 80% par des fonds publics (ville de Lviv et ministère national), le reste par des donations provenant de l'étranger. Un impressionnant travail de communication et de marketing est en effet déployé, pour assurer le rayonnement de la "marque" Unbroken à l'international. Autour de la mission proclamée du centre de "sauver, réhabiliter, doter de prothèses", et in fine "réintégrer les Ukrainiens (blessés) en Ukraine". Autrement dit, prouver que toute la chaîne de soins - jusqu'au post-opératoire de grands brûlés, la rééducation, la pose de prothèses, et l'accompagnement psycho-social - peut être prodiguée à l'intérieur du pays, par des professionnels nationaux. Une gageure qu'est en passe de réaliser Unbroken. Au total, ce sont 5.000 m2 qui ont été réhabilités en l'espace de quelques mois au sein du centre. D'autres chantiers sont déjà lancés, notamment un espace consacré à la santé mentale des enfants. Le bruit des perceuses et les murs à la peinture fraîche attestent de travaux en cours. À l'image des infrastructures du centre, la prise en charge de la santé mentale s'est structurée progressivement. Lorsqu'en septembre 2021, l'hôpital a créé son service de psychiatrie, c'était déjà "une petite révolution". Car 99% des soins psychosociaux et psychiatriques en Ukraine étaient encore, jusqu'il y a peu, prodigués dans de vieux asiles, affirme le Pr Berezyuk. "Au début, nous n'avions aucune idée de comment aborder les personnes souffrant de PTSD, de commotions cérébrales", admet-il. Constatant leur impuissance face à l'afflux de blessés de guerre et de personnes traumatisées, le Pr Berezyuk et son équipe sont allés se former auprès d'experts de l'Otan, au centre Primo-Levi à Paris, en Israël, et à l'université de Yale, étant donné leur expérience en termes de traitement du stress post-traumatique. Depuis lors, un protocole de soins a été mis en place au sein d'Unbroken pour les personnes qui ont connu la captivité ou la torture. En mai 2022, s'est également ouvert un centre ambulatoire de traumatologie, où plus de 1.450 patients sont déjà passés. Quant à l'équipe, ses effectifs sont passés de 5 à 30 personnes. Aujourd'hui, le centre de santé mentale d'Unbroken reçoit des patients, civils et militaires, de tout le pays, impactés par le conflit. 15.000 patients sont passés par le centre depuis le début de la guerre. En dehors de traitements médicamenteux - utiles pour limiter l'anxiété et normaliser le sommeil, mais qui ne doivent pas dépasser 30% des soins psychiques fournis, selon Berezyuk - c'est la psychothérapie qui prime. Une thérapie de raisonnement, de soutien, accompagnée d'un suivi social, pour les civils. Et une thérapie d'exposition in vivo, ou dans l'imaginaire (la répétition et réécriture cognitive de l'histoire la plus traumatisante vécue), pour les militaires. L'art thérapie peut aussi aider. Comme en attestent les dessins et peintures - très expressifs et à la charge symbolique très forte - accrochés dans le bureau de la directrice, Yulyana Krynytska, psychiatre et psychothérapeute, à l'élégance soignée. "Sans le dessin, jamais nous n'aurions pu deviner l'émotion qu'un soldat torturé pendant dix mois portait en lui. D'apparence, il avait l'air très posé. Lors de la première séance, il s'est mis à rageusement tracer des traits rouges, à coups de craie." Ses services revendiquent une approche multidimensionnelle et des méthodes à la pointe pour traiter les traumatismes: psychologie, thérapie corporelle, EMDR, thérapie d'exposition, R-thérapie, neurofeedback, stimulation magnétique transcrânienne.... Et ce, en complémentarité avec les services de chirurgie et de rééducation, pour les personnes présentant des blessures graves. "Lorsque la guerre a éclaté, nous avons constaté qu'il était non seulement très utile, mais aussi vital, qu'un spécialiste de la santé mentale rencontre le patient dès le début", soutient le Pr Berezyuk. Il insiste sur l'efficacité de la combinaison des traitements et des collaborations entre services. Avec un soutien psychologique ou psychothérapeutique à toutes les étapes du parcours de soins, dans une approche davantage transversale. Unbroken nourrit dès lors l'objectif de développer un nouveau modèle pour traiter efficacement les traumatismes liés à la guerre, et pouvoir l'étendre à d'autres structures, à l'intérieur voire même à l'extérieur du pays. Le psychiatre alerte: "Des millions d'Ukrainiens et d'Ukrainiennes vont présenter des troubles mentaux comme le syndrome de stress post-traumatique ou des troubles de l'adaptation. Des soldats, mais aussi des civils qui se trouvent impactés par le conflit, ou qui souffrent de commotions cérébrales (liées aux explosions)."Selon Berezyuk, la situation ukrainienne actuelle est inédite. Et préfigure la violence de conflits futurs, d'une puissance considérable, comme c'est le cas aujourd'hui en Ukraine. "La communauté internationale n'a pas eu d'expériences récentes similaires. La quantité, la brutalité, le type de soutien médical... Il est important de voir cela, parce que c'est nouveau. Non pas parce que cela n'est jamais arrivé. Par exemple, cette guerre d'artillerie est très similaire à la Première Guerre mondiale. Mais au cours des 50 dernières années, il n'y a pas eu d'autres expériences avec cet impact." Il poursuit: "Parce que le PTSD, c'est un seul traumatisme. Mais que se passe-t-il s'il y a cinq, ou dix traumatismes successifs?"