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Une conférence " un peu vertigineuse qui pousse à penser au-delà de nos références habituelles", a estimé la Pr Véronique Delvenne (Huderf). Il faut dire que Bruno Falissard, pédopsychiatre et directeur de recherche à l'Inserm (santé mentale de l'adolescent), n'a pas mâché ses mots: " Je pense qu'avec l'émergence du concept de trouble neurodéveloppemental (TND), on est sur un potentiel scandale psychiatrique du même ordre que celui qu'il y a eu après la seconde Guerre mondiale autour du concept 'psychiatrie et homosexualité'. Il faut réfléchir avant d'utiliser des mots qui ont peut-être une portée qui nous dépasse largement. Mettre un nom sur le trouble d'un enfant est extrêmement structurant pour qu'il se construise. La question du diagnostic est très importante, au-delà même du fait qu'il détermine la thérapeutique et le pronostic." " Un jour, on a décrété que l'autisme et l'hyperactivité (et les troubles 'dys') étaient des troubles neurodéveloppementaux. C'est la mode, on met 'neuro' partout, 'neurophilosophie', 'neuropsychanalyse', neurosciences... Il est vrai que chez un patient autiste sévère, il doit se passer quelque chose dans le cerveau et que c'est développemental. Alors pourquoi ne pas l'appeler trouble neurodéveloppemental?", s'interroge-t-il. Le pédopsychiatre explique que les troubles neurodéveloppementaux apparaissent en 1996 dans l'ICD10 de la psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent: " L'introduction est rédigée par Michael Rutter, le 'pape' de la pédopsychiatrie. Il y a trois items: un début dans l'enfance, un déficit ou un délai dans le développement du fonctionnement fortement associé à la maturation du SNC et une relative stabilité dans le temps." En 2008, dans la 5e édition du manuel de pédopsychiatrie de Michael Rutter, les TND sont définis comme un ensemble de pathologies relevant d'un déficit fonctionnel en lien avec la maturation du SNC et impliquant un fonctionnement déviant. " Là, il y a un problème éthique: on se plaint que nos patients et nous, psychiatres, sommes stigmatisés. Mais est-ce la meilleure façon de lutter contre les stigmas d'écrire que quelqu'un qui est hyperactif ou autiste a un problème de maturation du SNC et qu'il a un fonctionnement déviant?", se demande Bruno Falissard en donnant l'exemple de Greta Thunberg, "une autiste qui est en train de sauver la planète!"" En 2013, le DSM 5 définit le TND comme un trouble précoce avec des déficits du développement entraînant une altération du fonctionnement personnel, social, scolaire ou professionnel. Rien ne dit que c'est en lien avec le SNC, alors pourquoi appeler cela 'neuro'? En parallèle, apparaît la notion de 'spectre autistique', comme le propose une psychiatre britannique, Lorna Wing, qui dit qu'il y a un continuum". " En 2016, dans le Lancet Psychiatry, Michael Rutter reconnaît la complexité des phénotypes cliniques et l'importance du contexte social, mais comme le concept est super efficace, certains s'y sont engouffrés pour sursimplifier les TND", déplore-t-il. Le Pr Falissard pose l'hypothèse d'un clivage anthropologique entre la médecine contemporaine qui relève de la mythologie rationnelle et les sociétés contemporaines. " Des patients vont voir des acupuncteurs, des naturopathes, etc., ils fuient le monde de la médecine occidentale qui ne colle pas avec leur référentiel. En pédopsychiatrie, avec les TND, on est confronté au même problème: les parents vivent dans leur monde, pas dans notre monde académique, et cela marche beaucoup mieux si on communique selon leurs représentations". " Nous avons besoin de récits unificateurs sur les mystères qui nous interpellent (origines, âme...) pour avoir un référentiel commun. En Europe, nous sommes passés petit à petit des mythologies spirituelles (un ou plusieurs dieux et un roi en communication directe avec eux) aux mythologies rationnelles, nées de la Grèce classique et de la science, qui ont permis la révolution industrielle et le progrès. En pédopsychiatrie, la publication du DSM3 en 1980 apporte la rationalisation et permet d'unifier les concepts et d'avoir le même langage." " Nos sociétés ont quitté la mythologie rationnelle quand des auteurs ont commencé à dire que les sujets rationnels n'existaient pas (Freud...), il n'y a pas un monde universel, il y a des classes sociales, des races, des genres, des sexualités, des religions... où on ne fonctionne pas pareil, on n'a pas les mêmes mythologies. C'est la postmodernité, le relativisme culturel, on passe d'un sujet universel à un sujet singulier qui a le droit d'être différent". En terme psychopathologique, la postmodernité a eu un impact fort sur la clinique, souligne-t-il: " Les mythologies rationnelles ont produit de la névrose, parce qu'on refoulait. Avec la postmodernité, il y a ce que les sociologues appellent 'le mal de l'infini': il n'y a plus de limites au désir, à la connaissance... Il y a de quoi devenir psychotique. La postmodernité a généré des états limites qui n'existaient pas tellement au début du 20e siècle, ils sont arrivés aux alentours des années 60-68, du fait d'une mise en avant de la singularité." Pour Bruno Falissard, c'est le 1er choc psychotique qui a donné naissance à des états limites et à présent, nous en vivons un 2e: " Nous avons réagi au 1er choc par la psychanalyse, la télé et la loi. À partir des années 90 et la montée en charge du symbolique (algorithme, internet, digitalisation, transhumanisme...), c'est le 2e choc psychotique. On le voit avec la pandémie actuelle, les formes psychopathologiques chez les adolescents sont légèrement différentes de ce que l'on observait avant. Pourquoi? Parce que l'expression des psychopathologies dépend de la société dans laquelle on vit, or la société change." Comment réagit-elle face à ce 2e choc psychotique? " Avec du communautarisme, des microsociétés soudées par Facebook, on se construit une réalité locale, il n'y a plus de vérité, ce qui est typique d'une mythologie irrationnelle. Trois personnages conceptuels la structurent: les végans, les queers et l'autiste qui permettent de penser l'arrivée de l'intelligence artificielle. Être hyperactif pose des problèmes quand on est à l'école mais il y a aussi des avantages: ils sont créatifs, dynamiques, et ils ont de l'humour... De même, il y a des avantages à être autiste: en général, ils ne mentent pas, ne sont pas matérialistes et font faire des progrès à la société." Si le pédopsychiatre français remet ainsi en cause l'intérêt du terme 'trouble du neurodéveloppement', il n'apprécie pas plus la notion de 'trouble du spectre autistique': " C'est débile: il existe un 'spectre de l'autisme', un continuum autistique, qui ne relève pas des troubles neurodéveloppementaux. Pareil pour l'hyperactivité: il y a un 'spectre de l'hyperactivité'. Plein de sujets ont un phénotype hyperactif qu'il ne faut pas traiter. Il faut que nous psychiatres puissions dire qu'il y a des enfants qui bougent, qui sont dans le spectre mais qui ne sont pas malades, c'est une façon de vivre et c'est à la société à s'adapter." Néanmoins, il reconnaît qu'avec l'autisme, l'hyperactivité et les troubles 'dys', à un moment donné, il y a un seuil, une rupture phénoménologique sur ce spectre: " Le trait phénotypique est tellement fort que la vie devient très difficile voire impossible. Dans l'autisme, certains patients ont un tel déficit de communication, que le langage n'est pas possible et qu'il n'y a pas d'autonomie. Il y a aussi des hyperactifs très sévères pour qui la vie est un enfer. Cette souffrance relève de la psychiatrie, pourquoi ne pas appeler cela des syndromes neurodéveloppementaux? Ici, j'accepte le concept de maladie neurodéveloppementale."