Nouvelle star du spoken word en Grande-Bretagne, la rappeuse Kae Tempest, forte d'un nouvel album intitulé The Line Is A Curve paru cette année, voit cette semaine la poésie issue de son premier opus traduite en français (Qu'on leur donne le chaos, L'Arche Éditeur). Par ailleurs, elle sera en concert ce samedi à Roubaix dans le cadre du festival interfrontalier Next.
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Auteur d'un roman salué par la critique, d'un essai, cinq recueils de poésie et trois pièces dont la dernière fut jouée au National Theatre de Londres l'an passé, la native de Croydon, qui a débuté par le hip-hop et le rap avant de devenir une célébrité du spoken word, livre avec The Line Is A Curve, un quatrième album studio, le plus personnel, touchant, le plus ouvragé musicalement, sur lequel elle couche sa voix et surtout ses mots. La traduction de la poésie émanant de son premier essai musical paraît par ailleurs cette semaine. Cette figure littéraire qui avoue d'abord avoir été attirée par la musique. On la croit sur... parole. Le journal du Médecin: Est- ce la musique ou la poésie qui vous a d'abord attirée? Kae Tempest : Mon premier amour fut la musique. Je me considérais comme musicienne, avant de découvrir cet univers du spoken word un par hasard. Je ne voulais pas vraiment me lancer dans cette pratique, que j'ai d'abord faite de manière accidentelle... pour payer mon loyer de 200 livres à l'époque. Je gagnais 50 livres par performance... J'étais attirée par le lyrisme: lorsque j'écoute de la musique, mon attention se porte d'abord sur les paroles ; je dois vraiment faire un effort et me concentrer si je veux me focaliser sur la mélodie ou le rythme. C'est la musicalité des paroles qui m'a toujours envoûtée, sans pour autant parler de poésie. Quels sont dès lors les auteurs-compositeurs-interprètes qui vous ont le plus influencée plus jeune? Patti Smith, Nick Cave ou Leonard Cohen? Je n'écoutais pas Patti Smith ou Nick Cave étant jeune. Je le fais dorénavant, mais j'étais plus en connexion avec la musique de Leonard Cohen, musicien découvert lorsque j'avais 20 ans au festival de Glastonbury, avant de me plonger dans toute sa production. Plus jeune, j'écoutais Nirvana, Tracy Chapman et Tupac Shakur. Ma sensibilité se focalisait toujours sur les paroles. Mais, ceci étant, la musique est également importante à mes yeux et donne aux mots une dimension qu'ils n'auraient pas sans elle. Lorsque vous écrivez de la poésie ou des paroles pour des chansons, cela procède-t-il de la même démarche poétique? C'est différent. D'autant que je me suis développée en tant qu'écrivaine pratiquant différentes formes. Et au fur et à mesure, la poésie est devenue distincte. Pour l'instant, les formes anciennes de poésie m'attirent. Je suis aussi devenue fascinée par le concept de chansons, qui sont en fait de petites pièces de théâtre, des images uniques. J'ai tant de questionnements sur les différences entre paroles et poésie! Quel est le lien entre Yeats et Wu-Tang Clan que vous admirez? Prenons l'un des auteurs de Wu-Tang Clan comme Gza, qui est un rappeur, et Yeats: il s'agit évidemment de deux auteurs travaillant sur des formes littéraires différentes ; mais l'on peut trouver des points communs dans ce qu'ils expriment, comme d'ailleurs entre n'importe quels écrivains travaillant sur le langage. Yeats s'intéresse à l'esthétique symboliste, à la politique au travers du nationalisme irlandais, Gza possède un background religieux et philosophique important qui lui permet d'écrire sur la religion notamment. Gza est beaucoup plus visuel, il développe des images mouvantes avec ses mots, là où Yeats se révèle plus figé, creusant une image plutôt que d'essayer de la mettre en mouvement. En résumé, Yeats crée une peinture, et Gza un film. Cet album est plus intime? Il est plus chaud, moins désincarné, incluant guitare acoustique, batterie, basse. Au niveau des paroles, j'y évoque ma mère: il est sans doute plus introverti, plus personnel. Les précédents étaient aussi intimes, mais possédaient une certaine distance du fait des personnages que j'inventais. Vous vous déshabillez? D'une certaine façon, mais c'est involontaire, car le processus est tout à fait instinctif, organique. Votre nom de scène Tempest, s'inspire-t-il de l'oeuvre de Shakespeare? J'avais un nom difficile à prononcer, Calvert, et l'on m'avait surnommée Tempest car j'étais une enfant tempétueuse, et puis j'avais un lien fort avec la mer, la tempête, mais pas celle de Shakespeare. J'ai changé de nom, lu La tempête de Shakespeare et j'ai même eu une commande de la Royal Shakespeare Company, un "spoken word" intitulé My Shakespeare. Encore une fois, c'était plus pour payer le loyer que par amour pour Shakespeare (elle rit). Une occupation plus qu'une passion. Avez-vous enregistré un audiobook de votre roman primé The Bricks That Built The Houses? Oui, le processus s'avère totalement différent que de pratiquer le spoken word, même s'il y a la musicalité des mots. Vous ne faites rien pour camoufler votre accent cockney... Impossible (rires)... Cela fait partie de la culture rap anglaise. Vu que la différence entre classes et communautés est énorme, l'on compte beaucoup de rappeurs en Angleterre, toute une nouvelle scène qui émerge dans l'est de Londres: une nouvelle musique qu'on appelle grime, une forme lyrique qui se développe sur un certain type de musicalité, comme par ailleurs la drill music qui est une sorte de sous-branche de ce genre. Une musique en plein boum, dont les stars sont connues aux USA pour leur son britannique comme Central Cee ou Stormzy par exemple... Cette scène rap britannique est-elle politique? Elle l'est, car c'est une musique pratiquée par des personnes plongées dans la pauvreté: la vie de quelqu'un qui vit dans un état de dénuement est forcément influencée par la politique de son pays. C'est ensuite de façon prédominante de la musique noire et issue de cette communauté qui souffre plus que d'autres de l'injustice sociale régnant en Grande-Bretagne. Quel est votre regard sur la situation politique actuelle en Grande-Bretagne vous qui souteniez Jeremy Corbyn? Oh my god! Beaucoup de gens ont peur. Le rôle du poète est d'aller au plus profond jusqu'au coeur des choses en prenant en compte la notion de temps. Mais je n'ai rien à dire à propos de ce "fuckin' mess"...