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Le journal du Médecin: Grâce à votre film, basé sur cinq millions d'archives que vous avez compulsées durant quatre ans et au fil d'un montage qui vous a demandé 18 mois de travail, l'on découvre enfin le vrai David Bowie derrière toutes les figures, les personnages derrière lesquels il s'est retranché toute sa carrière... Brett Morgen: Certes, mais il est difficile pour moi de dire que je suis d'accord. Il m'est compliqué de comparer David Jones, la personne, avec le David Bowie qui apparaît dans Moonage Daydream. Ce que le public expérimente durant ce documentaire est basé sur mon ressenti lorsque j'ai passé en revue tous les médias connus de l'artiste qu'il fut. Je ne voudrais pas donner l'impression de suggérer de mieux connaître David Jones que ceux qui étaient proches de lui durant son existence. Mais en termes de David Bowie auquel j'ai pu avoir accès, je pense vraiment que ce qui est présenté se veut le reflet précis de ce que j'ai expérimenté dans ma recherche au travers des différents médias. Bowie était-il plus un homme d'images, de vision que de sound? Non. Il était avant tout intéressé par la musique, qui fut d'abord sa vocation principale ; mais il avait de façon évidente développé une conscience de la qualité théâtrale du rock'n'roll, théâtralisation qu'il a lui-même créée, voire contribuer à développer. De Space Oddity à Blackstar, vous montrez métaphoriquement Bowie comme une Space Oddity voyageant d'une petite planète musicale à l'autre, un peu comme le Petit Prince? C'est un très beau commentaire et une jolie observation: cette comparaison me plaît. (il sourit) Bowie était-il une sorte de trou noir, absorbant le zeitgeist de l'époque? Je devrais y réfléchir... C'est une question intéressante, et j'espérerais avoir le temps de pouvoir y répondre de façon plus détaillée... Vous n'évoquez pas les influences, les emprunts à Marc Bolan à Iggy Pop, ni les débuts. Pourquoi? Je crois que l'erreur à ne pas commettre lorsque l'on fait un documentaire rock ou une sorte de biographie, c'est justement de tout vouloir couvrir de A à Z de la vie d'un artiste. Deux heures c'est long, et vous risquez de finir avec les notes de bas de page de l'histoire. J'ai plutôt tenté de réaliser un portrait impressionniste et pas une véritable biographie de David Bowie. Pas un film qui constituerait un moment clé dans le récit de l'histoire de sa vie: "Moonage Daydream" illustre le parcours créatif et spirituel tel que Bowie l'envisageait. Vous illustrez remarquablement le fait que pendant longtemps David Bowie fut quelqu'un qui se fuyait lui-même... (silence) Peut-être, oui. Le rock était-il dès lors une catharsis pour lui? Oui, bien sûr, c'est ce que je crois. Mais en fait, il vaudrait mieux lui demander... (il sourit) C'est ce que je pense, mais je ne souhaite pas tirer des conclusions à sa place et préfère me limiter à mes observations de ce que j'ai expérimenté pendant le séquençage: je ne me sens pas le droit de parler en son nom. A 43 ans il rencontre Imam, sa seconde épouse. Au travers du film, on le sent désormais heureux, optimiste, apaisé: la créativité semble le quitter. Oserait-on évoquer le cliché de la nécessaire torture mentale de l'artiste pour créer? Je ne suis pas d'accord. Pourquoi dites-vous cela? À cause du cliché qui veut que ce soit souvent l'inconfort, le mal-être qui aide à la créativité chez un artiste... Je respecte et je comprends ce que vous dites... bien que je sois totalement en désaccord. Je dirais que c'est purement subjectif. Mais la période entre Never Let Me Down et Outside est certainement de qualité moindre. Avec l'esthétique d'Outside, l'artiste qu'il était a cherché à réaliser un projet musical moins mainstream, poussant loin la créativité durant les sessions de cet album. Mon expérience de Bowie est qu'il y eut cette période plus faible en terme de qualité, notamment avec Never Let Me Down auquel lui-même décrivait comme étant son nadir. Thin Machine fut par contre une sorte de premier rebranchement en termes de courant créatif, d'énergie en tout cas. Lorsque Black Tie White Noise est sorti, l'album a été perçu comme un come-back, mais je ne le vois pas vraiment comme un renoncement à la musique mainstream. Par contre, lorsque Bowie s'attaque à Outside, un énorme tournant s'opère. Et je suis convaincu que grâce à sa rencontre avec Imam, il a pu vraiment s'épanouir à nouveau. Une fois de plus, il s'agit de ma lecture des événements: je suis un grand fan de Outside, Earthling, Heathen, The Next Day ou Blackstar. Bowie est parvenu à trouver une nouvelle manière de continuer à créer? Exact. Et comme vous l'avez dit très justement, il a réussi à le faire en se plongeant physiquement et métaphoriquement dans les bras d'Imam. Avec Outside, il est redevenu l'explorateur, l'expérimentateur musical qu'il fut: le son de sa musique a changé dramatiquement durant les vingt dernières années de sa vie. Il y a eu un grand malentendu lorsque certains ont prétendu qu'il tentait de rattraper la mode ou le genre populaire de l'époque. En termes culturels, il s'est toujours approprié les rythmes et les sons du moment pour les faire siens. Mais une fois encore avec Outside, on ne peut pas vraiment l'accuser de surfer sur la mode ou de faire un album dans un but d'une exploitation commerciale, et de se révéler créativement diminué. Cet album ne cherche pas à répliquer Ziggy ou ce qu'il aurait fait auparavant: il est la concrétisation de nombreuses idées, depuis le début de sa carrière fragmentée et de son apparition aux yeux du grand public. Un "chaos", le mot revient souvent dans sa bouche au cours du documentaire, de fragmentations? En effet. A la fin des années septante, lorsqu'il vivait à Berlin, alors qu'on l'associe encore à ses personnages comme Halloween Jack et le Thin White Duke, Bowie est quelqu'un qu'à l'époque j'appellerais plutôt le professeur, notamment au moment de la tournée de presse de 1977. Durant cette période, il est très engagé intellectuellement, parlant souvent de Nietzsche, Joyce, Einstein, Freud, les grands esprits du début du vingtième siècle marqué par la déconstruction de ces idées par les horreurs qui suivront, sources d'anxiété dans l'esprit d'un garçon né à leur suite. Des sujets dont David parlait passionnément en interview. Mais au moment d'écrire Outside, près de vingt ans plus tard, Bowie était prêt à examiner frontalement son propre récit. Ce que j'ai trouvé magnifique en fouillant dans tout le matériel d'archives, avant la version finale, c'est d'être témoin de cette sorte de confort, de plaisir qu'il avait à jouer les personnages de sa première époque. Mais je ne crois pas qu'il fut un artiste moins intéressant ensuite. Je nourris d'ailleurs un respect énorme pour la manière dont il a dirigé sa vie, parce qu'il a attendu, et la plupart d'entre nous ne font pas preuve de cette résolution ou cet engagement - artistiquement, créativement, le moment où il pensait pouvoir donner autant de lui-même à une autre personne. Ce qui est admirable...