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Le neurologue français Lionel Naccache codirige l'unité de neuroimagerie et neuropsychologie à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM - Paris). Selon ses travaux, de multiples représentations mentales inconscientes seraient en compétition à la lisière de l'" espace de travail global conscient " (terminologie inspirée par la Global Workspace theory du psychologue américain Bernard Baars), mais une seule, au mieux, réussirait à accéder à la conscience. C'est alors que se manifesterait une propriété fascinante de celle-ci : l'individu éprouverait le besoin irrépressible de créer du sens dès qu'il accède à un état conscient. Comment ? En enclenchant un processus narratif, en développant des scénarios fictionnels plus ou moins éloignés de la réalité objective. Bref, en " se racontant des histoires ". C'est en tout cas une des conclusions des recherches de Lionel Naccache. Cette conviction, le neuroscientifique se l'est forgée principalement au départ de cas cliniques. Ainsi, chez les patients callotomisés, également appelés " split-brain ", les deux hémisphères cérébraux ne peuvent plus communiquer à la suite de la section chirurgicale complète du corps calleux dans le cadre d'une épilepsie réfractaire aux traitements médicamenteux. En 1977, Michael Gazzaniga, de l'Université de Californie, à Santa Barbara, réalisa une expérience édifiante qui fut reproduite par la suite sous diverses formes, avec des résultats analogues. Posons-en les bases. Dans le domaine linguistique, l'hémisphère droit est le support de capacités très limitées. S'il peut identifier un objet, il ne peut servir de support à sa dénomination, le langage étant, chez la plupart d'entre nous, le fief de l'hémisphère gauche. Néanmoins, l'hémisphère droit est à même de lire des mots simples. Que fit Gazzaniga ? Durant quelques dixièmes de seconde, il projeta sur un écran, dans le champ visuel gauche d'un patient callotomisé, le verbe " walk " (" marchez "). De la sorte, l'information ne fut reçue que par les régions visuelles de son hémisphère droit. Le patient comprit l'ordre et se leva. Gazzaniga l'interpella alors et lui demanda où il allait. La réponse à cette question ne pouvait émaner que de l'hémisphère gauche, qui contrôle la parole, mais qui, en l'occurrence, ignorait l'instruction donnée préalablement à l'hémisphère droit. Le patient répondit : " Je vais à la maison chercher un jus de fruit. " " Il est fascinant de constater que, via son hémisphère gauche, déconnecté du droit, l'individu ne répond pas : "C'est troublant, je ne sais pas pourquoi je me lève" et n'envisage pas plusieurs hypothèses, explique Lionel Naccache. Non, il éprouve le besoin de créer du sens et, partant, il raconte une histoire et croit avec force à une interprétation causale qui n'est qu'une construction mentale fictive. "Autre illustration. Dans le syndrome de Capgras ou syndrome de délire d'illusion des sosies, les sujets sont victimes d'une déconnexion entre les zones du cerveau impliquées dans la perception des visages et celles qui sous-tendent le codage émotionnel des perceptions. C'est pourquoi, placés face à un proche, reconnaissent-ils parfaitement son visage, mais ne peuvent-ils accéder aux informations de familiarité qui devraient être associées à l'identification d'un être cher. Certes, ils se rendent compte de cette contradiction. Toutefois, au lieu de dire par exemple : " C'est ma femme, mais, bizarrement, je n'éprouve aucun sentiment particulier pour elle ", ils arrivent à la conclusion pour le moins singulière qu'ils ont devant eux non leur épouse, mais un sosie. Devant le caractère saugrenu des informations perçues, leur cerveau ne peut " s'empêcher " d'élaborer un scénario fictif, de bâtir une histoire qui donne du sens à leur expérience. Le rôle des scénarios fictionnels dans l'économie du fonctionnement mental conscient est manifeste dans de nombreuses pathologies neuropsychiatriques - Capgras, split-brain, syndrome d'héminégligence, amnésie de Korsakov... Mais peut-on extrapoler, appliquer ce schéma aux sujets sains ? En d'autres termes, sommes-nous tous, selon l'expression de Lionel Naccache, les romanciers de notre propre vie ? Aux yeux du chercheur de l'ICM, la réponse est oui. Ainsi, il illustre le propos en imaginant quelqu'un qui attend impatiemment une autre personne. " Immédiatement ", indique Lionel Naccache, " des scénarios qui lui permettent d'envisager les causes du retard de cette personne sont joués sur la scène de sa conscience : son réveil n'a pas sonné, une panne de voiture, un embouteillage monstre, un accident, un décès soudain... " Bien sûr, il ne s'agit pas d'une preuve formelle de la thèse avancée mais, conjugué aux données fournies par la pathologie, ce type de comportement en renforce significativement la plausibilité. Aussi, pour Lionel Naccache, la composante interprétative consciente est-elle omniprésente chez chacun d'entre nous, à cette nuance près qu'elle est moins évidente, car moins éloignée de la réalité objective, chez le sujet sain. De fait, par rapport au sujet souffrant d'un désordre mental, l'individu normal a accès à d'autres données du monde réel ; il les mettra à profit pour apporter des corrections à ses scénarios fictionnels. Pour des perceptions simples, l'existence d'un ensemble de données rigides limite le degré de liberté laissé à l'interprétation chez les sujets neurologiquement sains. Admettons qu'ils voient une table. Tous rapporteront voir consciemment cette table. " Mais même dans un jugement perceptif aussi banal que celui-là, il y a sans doute déjà un phénomène qui est de l'ordre de la croyance ", estime Lionel Naccache. La composante interprétative de nos constructions mentales est d'autant plus forte et notre univers fictionnel d'autant plus riche que nos pensées s'élaborent en l'absence d'un carcan d'informations extérieures qui la contraignent. C'est notamment le cas lorsque nous exposons nos convictions philosophiques ou religieuses, que nous émettons un jugement de valeur sur la société ou encore, plus prosaïquement, que nous essayons de comprendre pourquoi la personne que nous attendons est en retard au rendez-vous fixé. Si la fiction est au coeur de nos états mentaux, une conclusion s'impose : nous bâtissons nos décisions sur un terreau imaginaire. " Elles ont beau se baser sur des constructions fictives, les décisions que nous prenons sont néanmoins de vraies décisions ", considère Lionel Naccache. " Elles façonnent une réalité objective dont nous aurons été des agents causaux et qui, c'est là l'aspect le plus vertigineux du phénomène, présidera à son tour à l'émergence de nouveaux scénarios fictionnels chez nous et chez les autres. "À ce stade se pose avec acuité la question du réel. La théorie de Lionel Naccache ne le disqualifie donc pas en soi, mais soutient l'idée que nous ne pouvons y accéder directement. " Nous en sommes plutôt les interprètes que les porte-voix ", juge-t-il. Quant à notre libre arbitre, il reposerait sur une illusion première, puisqu'il se forgerait sur un matériau fictif, la croyance accordée à des scénarios " inventés ". Pour notre interlocuteur, c'est pourtant là, dans ce creuset de narrations, que résiderait la liberté de l'Homme. Le chercheur de l'ICM envisage la possibilité future de soigner des patients relevant de la sphère neuropsychiatrique en traitant leurs fictions. " Et peu importe, dit-il, si c'est en les amenant à nourrir d'autres fictions, pour autant que celles-ci fassent sens pour eux. "Le premier conseil d'" hygiène mentale " qu'il nous donne est de réaliser que chacun d'entre nous " se raconte des histoires " quand il est conscient et que ces constructions fictives n'ont pas la vocation d'être vraies. D'ailleurs, selon lui, probablement sont-elles fausses, du moins en partie, mais elles revêtent une valeur inestimable pour celui qui les élabore et y trouve du sens. Bien que d'importantes divergences opposent l'inconscient freudien et l'inconscient cognitif et que les interprétations théoriques de Freud soient presque systématiquement en désaccord avec les neurosciences de la cognition, Lionel Naccache considère que, via sa découverte de l'inconscient, Freud a en fait mis au jour, comme par méprise, le fonctionnement fondamental de notre conscience, c'est-à-dire son inextinguible propension à élaborer des scénarios fictionnels. L'essentiel en psychothérapie ne serait cependant pas de s'appesantir sur la véracité de ces scénarios et d'en analyser les arcanes, mais de déterminer dans quelle mesure ils font sens, ici et maintenant, pour le patient.