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En analysant les caractéristiques de leur sommeil, est-il concevable de mettre en évidence, chez des sujets jeunes en bonne santé, le risque de souffrir ultérieurement de la maladie d'Alzheimer? La réponse semble être positive si l'on se réfère à une étude de chercheurs du GIGA-CRC-In Vivo Imaging de l'Université de Liège, publiée en 2020 dans le journal Sleep. Les neuroscientifiques se sont basés sur les études GWAS (Genome Wide Association Studies) pour évaluer le risque génétique global d'un individu de développer un jour la maladie d'Alzheimer. Ce risque est très faible et ne permet pas de prédire si quelqu'un aura ou non la maladie. Mais il est variable et a un fondement neurobiologique qu'on peut essayer de lier à d'autres phénomènes. L'équipe de l'ULiège a recruté 363 sujets âgés de 18 à 30 ans, tous en bonne santé. A priori, le cerveau de ces participants jeunes était exempt de plaques amyloïdes (ou plaques séniles) et de dégénérescences neurofibrillaires, dont la conjonction constitue la signature anatomopathologique de l'affection. "Comme ils n'avaient ni problèmes de sommeil, ni diabète, ni maladies cardiovasculaires ou autres, la génétique était, chez eux, le seul paramètre sur lequel nous pouvions tabler pour déterminer une valeur individuelle traduisant le risque de développer l'Alzheimer", rapporte Gilles Vandewalle, maître de recherche du FNRS et codirecteur du GIGA-CRC-In Vivo Imaging. Après analyse EEG du sommeil des 363 volontaires, la conclusion qui se dégagea fut l'existence d'une corrélation entre la profondeur du sommeil et le (faible) risque génétique d'être atteint plus tard de la maladie. Il apparut en effet que plus le sommeil des participants était profond, plus ce risque était élevé. Résultat étonnant de prime abord dans la mesure où il va à contre-courant des observations effectuées chez les personnes plus âgées, pour lesquelles il a été bien documenté qu'un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité représente un facteur de risque. Comment expliquer le phénomène? Les chercheurs de l'ULiège émettent l'hypothèse que les sujets jeunes dotés d'un sommeil plus profond que la moyenne sont aussi ceux qui ont un éveil plus intense. De ce fait, leur activité neuronale est plus importante, ce qui va de pair avec une production accrue de protéines toxiques au niveau cérébral, en particulier de protéines amyloïdes et tau. Serait ainsi favorisée la formation ultérieure de plaques séniles et de dégénérescences neurofibrillaires. Le fonctionnement des neurones en serait alors affecté, avec une diminution de la synchronie interneuronale et, en conséquence, une réduction de la profondeur du sommeil. Gilles Vandewalle en convient, une étude longitudinale sur un vaste échantillon de sujets est nécessaire pour confirmer les résultats des travaux publiés dans le journal Sleep et identifier la "mécanique cérébrale" impliquée. Si le lien entre la profondeur du sommeil et le risque de maladie d'Alzheimer devait être confirmé chez les individus jeunes, il pourrait servir de support à la mise en oeuvre d'une gestion plus précoce du risque de survenue de la démence. Dans l'optique d'un diagnostic aussi précoce que possible de l'Alzheimer, il est primordial de comprendre les premières perturbations cérébrales susceptibles d'y mener. On sait que les stades initiaux de la maladie s'accompagnent d'une augmentation de l'excitabilité corticale, en l'occurrence directement associée, selon des travaux réalisés chez l'animal, à l'accumulation de protéines tau et de protéines amyloïdes. La littérature nous enseigne que, le plus souvent, les amas de protéines tau apparaissent d'abord au niveau du tronc cérébral et ceux de protéines amyloïdes au niveau des aires corticales supérieures. En d'autres termes, au gré de l'avancement de la maladie d'Alzheimer, tau progresse de la base du cerveau vers des régions plus supérieures, tandis que l'amyloïde accomplit le chemin inverse. D'après de vastes études post mortem, on observe déjà une certaine accumulation de protéine tau au niveau du tronc cérébral dès l'âge de 30 ans environ chez la plupart des individus. Généralement, les agrégats de protéines amyloïdes se forment plus tardivement, vers l'âge de 40-50 ans. "Dans la vision actuelle des chercheurs, il existerait une interaction entre les deux protéines, de sorte qu'un cercle vicieux s'instaurerait chez certaines personnes: la présence de tau augmenterait d'autant l'accumulation d'amyloïde et réciproquement.", commente Maxime Van Egroo, premier auteur d'une étude du groupe de Gilles Vandewalle publiée en 2021 dans JCI Insight. À travers cette recherche regroupant 64 participants âgés de 50 à 69 ans, en bonne santé et sans symptômes cognitifs, les neuroscientifiques ont avancé deux conclusions majeures. Primo, un plus haut niveau d'excitabilité corticale est associé à une quantité accrue de protéine tau dans le tronc cérébral, son lieu initial d'accumulation. Secundo, l'étude révèle qu'il n'y a pas d'association significative entre la présence d'amas de cette protéine dans la région hippocampique, chronologiquement le deuxième lieu où elle s'accumule habituellement, et l'hyperexcitabilité corticale. A priori, nous assistons donc à un phénomène régional. Les premiers amas de protéines tau apparaissant à un âge précoce et semblant être au coeur du phénomène d'hyperexcitabilité corticale chez l'homme, sans que l'on puisse néanmoins conclure actuellement quant au sens de la relation causale primaire, il est légitime d'envisager que la mesure de l'excitabilité corticale pourrait servir de marqueur indirect de la quantité de protéine tau accumulée dans le tronc cérébral, phénomène susceptible de constituer un facteur de risque pour la maladie d'Alzheimer. Au sein du tronc cérébral, le locus coeruleus est le noyau où s'agrègent initialement des protéines tau. Or, il est la principale source de noradrénaline à destination de l'ensemble du cerveau. Par ailleurs, la diminution de la concentration de ce neurotransmetteur est indispensable au sommeil et au fonctionnement du système glymphatique qui y est associé, lequel est, selon des études récentes, une des clés de voûte, si pas la clé de voûte, de l'élimination (durant le sommeil) des protéines toxiques accumulées dans le système nerveux central au cours de l'éveil. "Dès lors, il n'est pas exclu que le locus coeruleus joue un rôle cardinal dans le sommeil et, par là même, dans la phase de 'vidange cérébrale' pendant laquelle les neurones se débarrassent de leurs toxines via la circulation du liquide céphalorachidien", explique Gilles Vandewalle. Dans un article qui vient de paraître en 2023 dans JCI Insight, l'équipe du GIGA-CRC-In Vivo Imaging a mis en évidence chez des personnes âgées, et uniquement chez elles, que si le locus coeruleus se révèle trop réactif à l'éveil - effectuer cette mesure d'activité durant le sommeil est techniquement difficile -, le sommeil paradoxal s'avère de moins bonne qualité. On considère généralement que ce type de sommeil, qui constitue la période durant laquelle les rêves ont principalement lieu, contribue à l'élimination des synapses non pertinentes et, de ce fait, des souvenirs non utiles, voire délétères - sur le plan émotionnel notamment. "Une hypothèse est que cette non-élimination serait de nature à favoriser une tendance aux ruminations et à l'hyperéveil du cerveau en journée", indique Gilles Vandewalle. "En découlerait un sommeil insuffisant ou de mauvaise qualité. Le lien entre sommeil et maladie d'Alzheimer étant bien établi, il se pourrait que le locus coeruleus soit donc une interface entre les deux, et ce, d'autant qu'il est chronologiquement le premier noyau où s'agrège la protéine tau. Mais actuellement, il ne s'agit là que de conjectures."Publié en ligne en 2022 sur eLife, un autre article de l'équipe de Gilles Vandewalle se penche sur le lien entre deux microéléments du sommeil lent profond: les ondes lentes et les fuseaux du sommeil. Les unes et les autres participent à la fonction de consolidation mnésique. En théorie, ils doivent survenir, du moins une partie du temps, de façon indépendante mais synchrone. La littérature a montré que cette synchronisation s'étiole au cours du vieillissement, ce qui nuit à l'échange d'informations entre les régions cérébrales impliquées dans la consolidation mnésique. Les chercheurs de l'ULiège ont mis en évidence, chez des sujets âgés de 50 à 69 ans, que la présence de dépôts de protéine bêta-amyloïde dans le cerveau, fût-ce en faible quantité, a pour effet de contrarier davantage encore la synchronisation des ondes lentes et des fuseaux du sommeil. De surcroît, cette occurrence prédirait une baisse des performances mnésiques à l'horizon de deux ans. "On sait qu'à ce stade, l'évolution des capacités de mémorisation et des capacités cognitives en général n'est pas liée à la présence d'amyloïde", souligne Gilles Vandewalle. Aussi l'altération du couplage entre ondes lentes et fuseaux du sommeil pourrait-elle receler une valeur prédictive plus précoce et plus subtile de déclin cognitif que la présence d'amas de protéines toxiques en tant que tels.