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On dit souvent que l'on peut rire de tout, mais pas avec n'importe qui. Psychopédagogue à l'Université de Mons, directeur de recherche au Centre de Ressources Éducatives pour l'Action Sociale et auteur de plusieurs livres sur le rire, le Pr Bruno Humbeeck tient à nuancer cette assertion. Pour lui, on peut rire de tout, mais pas dans n'importe quel contexte. Il y a des espaces sacrés dans lesquels le rire est malvenu. Il explique que, de nos jours, les églises sont des espaces désacralisés. "Pour provoquer un fou rire, il suffit d'aller dans l'une d'elles avec des adolescents et de leur dire: "Le premier qui rigole, qu'il fasse gaffe! " Par contre, un fou rire dans une mosquée est impensable, car l'espace reste sacré. De même, rire à un enterrement est directement sanctionné socialement. La question n'est donc pas de savoir avec qui l'on rit, mais dans quel contexte. Celui-ci doit ouvrir un espace ludique, bienveillant et créateur de liens."Anthropologue et sociologue, David Le Breton, professeur à l'Université de Strasbourg, estime que le rire est protéiforme. Le plus souvent, il est considéré comme le compagnon de route de l'humour, mais il peut également être celui de la détresse, du soulagement, de la timidité, de la nervosité, du sentiment de supériorité... Autrement dit, il peut éclore dans de multiples circonstances en lien avec un contexte particulier. Il existe par ailleurs des formes de rire pathologiques. Ainsi, certaines personnes rient de façon incontrôlée, sans motivation apparente, ou dans des situations où aucun élément contextuel n'est de nature à faire rire d'autres individus. Il s'agit d'un trouble neurologique parfois décrit comme l'expression d'un syndrome pseudo-bulbaire, qui se caractérise notamment par des rires ou des pleurs incontrôlables sans rapport avec la situation du patient. Il n'affecte pas les émotions en soi, mais leur expression. Tout autant que la gaieté, la tristesse, par exemple, peut susciter le rire chez les individus qui en souffrent. Le Pr Humbeeck cite aussi le rire sardonique, que l'on rencontre entre autres dans les démences séniles, où le patient émet un rire sans lien avec le réel. "C'est un rire un peu grinçant qui est bien connu dans les hôpitaux psychiatriques, dit-il. Pas un fou rire, mais un rire fou." Dans certains cas, le rire pathologique est envisagé comme la manifestation d'un trouble obsessionnel compulsif (TOC). Il a alors pour but de réduire l'anxiété car il favorise le lien social, mais il peut devenir accaparant, relever d'une mécanique inconsciente qui le fait émerger sans que le sujet puisse en empêcher la manifestation, comme quand il y fait systématiquement appel pour ponctuer chacune de ses réflexions. Dans une interview accordée au Cercle Psy en 2020, David Le Breton soulignait que notre époque cultive une grande ambivalence à l'égard du rire. D'une part, "il s'inscrit à l'intérieur d'un politiquement correct terrifiant" où, d'après lui, "on s'interdit de rire à propos de toute une série de populations qui étaient autrefois l'objet traditionnel du rire ; non un rire de mépris, évidemment condamnable, mais davantage un rire de connivence." D'autre part, il existerait une sorte d'injonction à rire de tout le reste, tout le temps, à telle enseigne que David Le Breton assimile les animateurs télé à des "plaisantateurs". Exemple caricatural: Cyril Hanouna. Dans cette mouvance, tout est basé sur des vannes que s'envoient le présentateur et ses invités. Le rire en devient omniprésent et est frappé de banalité. Pour le Pr Humbeeck, l'humour actuel ne fait pas nécessairement dans le politiquement correct. À ses yeux, il peut même parfois s'avérer très politiquement incorrect, mais dans des domaines ciblés. Vu l'évolution sociétale, la marge de manoeuvre est plus restreinte. En effet, certains sujets réintègrent des espaces sacrés, donnant lieu ainsi à des tabous. En particulier, les sujets relatifs aux questions identitaires. "Les identités ne sont plus binaires, elles deviennent flottantes", dit Bruno Humbeeck. " Se moquer des homosexuels en se référant à une identité binaire "homme ou femme" contrariée n'apparaît plus comme drôle, mais comme ringard. De même, Michel Leeb imitant l'accent des Noirs dans une émission radio se ferait immédiatement brocarder sur les réseaux sociaux. Cette forme d'humour est ringardisée aujourd'hui et c'est essentiellement pour cette raison qu'elle ne passe plus sur les médias. À mon sens, cela ne tient pas de la censure. Si le public ne rit pas de vos plaisanteries parce que l'humour a évolué, vous essuyez une sanction sociale qui n'est pas de la censure, mais qui vous pousse à vous autocensurer."Reste que certains se retrouvent devant les tribunaux. Dans ce cas, la sanction est institutionnalisée, coulée dans la loi, parce que le type d'humour qu'ils pratiquent engendre de la violence dans l'espace social. D'aucuns y voient, à tort ou à raison, une restriction à la liberté d'expression et ont le sentiment qu'"on ne peut plus rire comme avant". Pour le Pr Humbeeck, une société multiculturelle comme la nôtre serait invivable si l'on continuait à autoriser l'humour raciste, par exemple. Un constat qui, selon lui, va bien au-delà de la question de la censure. Se référant à la force positive du rire, Kant parlait de la "dynamogenèse" du rire, lequel est alors perçu comme un signe de bonne santé. Dans ces conditions, on comprend pourquoi Chamfort a décrété que "la plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri." Encore faut-il que ce rire relève du gelan car, autrement, on pourrait déclarer que se moquer d'autrui représente une manière de ne pas perdre sa journée. Le rire recèle-t-il des vertus thérapeutiques? Selon le Pr Humbeeck, la réponse est plus que mitigée. Si le rire ne nuit pas, évidemment, il n'a jamais été démontré qu'il pouvait constituer un facteur de guérison. Peut-être aide-t-il néanmoins à mieux se porter dans le cadre d'affections psychiques telles que la dépression. "Mais là encore, nous sommes face à une simple corrélation et non une preuve", dit le psychopédagogue. " On a l'impression que le déprimé entretient sa maladie en ne riant pas mais, précisément, il ne sait pas rire parce qu'il est en dépression." Par ailleurs, on voit fleurir des thérapies par le rire, les unes basées sur son induction par le biais d'une situation humoristique, les autres sur son imitation - on le mime. Pseudo-science, considère Bruno Humbeeck. "Je n'y crois absolument pas, dit-il. Ces thérapies, souvent coûteuses par ailleurs, ne reposent sur aucun support scientifique, on y fait à nouveau passer des corrélations pour des liens de causalité.Par exemple, on agite le fait que le rire stimule la libération d'endorphines. Fumer aussi!Cela étant, les soi-disant thérapies par le rire peuvent donner au patient l'illusion d'avoir passé un bon moment. Le problème est justement qu'on est dans l'illusion: vous avez ri avec d'autres personnes sans créer une véritable relation sociale avec elles. Or, pour que le rire soit constructeur, une telle relation est indispensable." En revanche, le Pr Humbeeck établit une scission entre de telles thérapies et les interventions des clowns thérapeutiques comme Paolo Doss. Pourquoi? Parce que ceux-ci ne prétendent pas soigner. Ils ont pour seule ambition d'épauler le personnel médical en mettant en oeuvre des moyens qui permettent aux patients de se sentir mieux dans leur peau. La question plus fondamentale de l'utilisation du rire en psychothérapie est au coeur d'une opposition entre deux écoles. Certains praticiens voient leur espace thérapeutique comme un espace sacré, où doit prédominer une certaine forme de sérieux, de gravité, et où doit donc être évitée toute relation de proximité avec le patient. Pour d'autres, la proximité qu'engendre le rire partagé est positive pour la relation thérapeutique, laquelle est un vecteur de guérison et de développement. Cette proximité faciliterait une lecture alternative des problèmes et permettrait d'envisager plus facilement l'induction de modifications comportementales. Bruno Humbeeck adhère à cette école. "La vraie liberté s'affranchit du sacré, y compris en thérapie", affirme-t-il. " Soutenir quelqu'un, c'est créer une relation avec lui pour qu'il ait envie d'être accompagné là où il veut aller. Le rire m'apparaît comme un ciment dont on a besoin pour assurer une forme de sympathie nécessaire à la bonne marche de la thérapie."