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Un désagréable sentiment de "quelque chose qui ne va pas " traverse la société. Les débats tournent en rond, les experts ressassent leurs arguments et se contredisent tandis que les politiques, ultimes recours dans les crises, doivent gouverner en pleine tempête, tout en se livrant à des combats féroces autour des enjeux de pouvoir. Il y a quelque chose qui ne va pas. Mais quoi ? Quiconque essaie d'en parler se trouve pris comme les autres dans les mêmes tourbillons de raisonnements circulaires. Il faut tenter de penser autrement, ne pas se fier au seul langage des mots, changer de perspective en recourant à l'image. D'où la métaphore de la société-gueule de crocodile. Examinons ses différentes parties. - Mâchoire supérieure : les idées dominantes, objets de disputes, le virtuel. - Mâchoire inférieure : les techniques renouvelées de plus en plus vite, le réel. - Dans la gueule : nous les humains, contraints de la tenir ouverte avec de solides bâtons. - En arrière : la gorge et les articulations de la mandibule avec leurs muscles puissants. - En arrière et en haut : le cerveau reptilien, siège des influx nerveux commandant l'ouverture ou la fermeture de la gueule. Les idées dominantes furent d'abord les mythes et les légendes, remis à leur place par les philosophies de la raison occidentale et de la sagesse orientale ; ensuite les religions, la science, les idéologies et les théories économiques se disputèrent la première place. Aujourd'hui, la finance pèse de toute sa force sur le destin de l'humanité. Une chose est sûre, aucune pensée unique n'a jamais apporté l'apaisement définitif. Si chacune a pu y contribuer, il faut se souvenir que les intolérances religieuses et identitaires, le nazisme, le communisme, les excès du capitalisme et autres dérives du virtuel ont englouti des millions d'humains. Les techniques ont progressé lentement sur des millénaires puis de plus en plus vite avant de s'emballer aujourd'hui. Expliquées, vantées, minimisées ou démolies par d'innombrables experts et analystes, leurs prouesses excitent les médias. Les conflits entre des spécialités cloisonnées, prisonnières de leurs jargons, mettent en évidence que la science et ses applications techniques ont des limites. En médecine par exemple, beaucoup de problèmes ne peuvent se résoudre par la simple application des savoirs établis. Les controverses entre collègues et les questions de profanes révèlent les caractères des spécialistes interpelés. On voit deux types de réactions : soit refuser d'entendre les contradicteurs en invoquant leur incompétence, soit au contraire les écouter en se disant que des points de vue neufs peuvent faire avancer les réflexions. Plus grave, la spécialisation a été poussée si loin que souvent, face à un problème concernant plusieurs disciplines, les premiers arrivés prennent des décisions radicales sans concertation. En pleine crise du coronavirus nous en avons des exemples frappants. Là, dans le flou laissé par les connaissances, nous avons bien besoin des bâtons subtilement composés de science, de sens et de valeur évoqués dans l'article précédent. Aux frontières des savoirs cloisonnés en silos, ils remplissent le rôle de témoins de qualités humaines intransmissibles par les méthodes scolaires : courage, indépendance, écoute, honnêteté, intuition.... De telles qualités ne s'apprennent que par l'exemple et l'expérience, relayés de proche en proche par ceux qui se préoccupent de donner du sens et de la valeur à leurs actions. En pratique, science, sens et valeur prennent corps sous forme de technique, politique et argent. De ces trois composantes, la moins solide est la politique. Les techniques rendent les services attendus d'elles si l'orgueil, la vanité, le pouvoir et l'argent ne perturbent pas ceux qui les mettent en oeuvre. La finance rend les services attendus d'elle si la cupidité, l'avarice, le cynisme et le blasement[i] ne déconnectent pas l'argent de sa fonction essentielle : mesurer ce à quoi les membres d'une société accordent de la valeur au terme de négociations entre eux répétées des milliers de fois. Ceci nous amène à la dernière partie de l'image : le cerveau reptilien de la société-crocodile. L'" égo " désigne l'ensemble des énergies mobilisées au service du " moi ". Les égos manifestent des pulsions et des instincts sélectionnés au cours des millénaires aux seules fins de la survie. En chaque individu des traits caractériels forment son égo. Par définition, les caractères se logent au coeur du réel, dans des circuits cérébraux. La métaphore met en évidence les paradoxes et les bizarreries de la condition humaine. Nous sommes à la fois des individus et des êtres sociaux. Comme individus, nous devons choisir les bons bâtons pour nous garder des dents et du grand trou du fond. Comme êtres sociaux, nous participons d'une part à la sélection des idées dominantes constitutives de la mâchoire supérieure et d'autre part, avec nos égos, aux forces pulsionnelles et instinctives du cerveau de la société-crocodile. Et avec les techniques, nous refaçonnons le réel sans jamais pouvoir en changer les lois fondamentales. Oui, quelque chose ne va pas, pris que nous sommes aujourd'hui entre des forces techniques et des forces financières bien difficiles à maîtriser. Mais que fait la politique ? A voir dès le prochain article.