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Àquoi bon la littérature, cette langue allusive - "maîtresse des nuances"1 - quand le parler médical se veut précis, sans équivoque? Que faire de ses doubles négations, de ses litotes, de ses styles qui nous charment, quand la science nous incite à toujours plus d'objectivité, plus d'impersonnalité? Médecine et littérature: métissage bizarre ou hybridité salutaire? La médecine, au même titre que la littérature, est un art du regard2. Un regard qui tour à tour juge de l'évolution d'une plaie, épie le liquide d'un drain, s'inquiète d'un faciès péritonéal. Ce regard a beaucoup évolué au fil des siècles. Partant de la simple observation du malade, il s'est ensuite aidé de la technique pour pénétrer davantage les causes, pour mieux sonder encore "cette nature qui aime à se voiler"3. Quantité d'examens paracliniques ont vu le jour. Et toujours dans cette idée: rendre visible l'invisible4. Mais à mesure que se sont déployées ces ruses de la transparence, en même temps que s'est approfondie notre connaissance médiate du malade, sa simple observation (sa connaissance immédiate dira-t-on) s'est peu à peu usée. Il y eut, progressivement, renversement des transparences ; disparition du malade sous la technique ; affinement d'un diagnostic par procuration ; avènement d'une médecine de fauteuil. Peut-être la lecture permet-elle de renouer avec l'observation? Peut-être la littérature offre-t-elle, contre toute attente, un regard critique sur cet autre regard: la technique? À n'en pas douter. Il y a dans les livres une vérité peu admise: l'observation se travaille. "Ce n'est pas tout d'avoir des yeux" disait le grand-père au jeune Jean-Paul Sartre "encore faut-il apprendre à s'en servir"5. "Po l'occhio!" ("Ouvre l'oeil!") répétait avec obstination un autre grand-père, toujours à son petit-fils, Leonard de Vinci6. Cette charmante obsession, qui n'est rien d'autre que de vouloir bien voir, a fait les grands écrivains. Aussi Flaubert installait-il le jeune Maupassant devant un arbre, lui donnant deux heures pour le décrire, et lui soufflant ainsi cette vérité: si tu te veux écrivain, fais-toi voyant! La littérature, observatoire du monde, nous invite à repenser chaque chose dans sa nudité première. En médecine, comme partout ailleurs, elle constitue ainsi une méthode. Un mode opératoire. Elle combat le démon de la technique: elle désinstrumentalise le regard, celui-là même qui mesure, compartimente, met en réserve7. Allons jusqu'à dire qu'elle est une excellente propédeutique ; ainsi de l'oeuvre de Proust, par exemple, le plus fin des cliniciens. Enfonçons une porte ouverte: lire facilite à dire. Ajoutons ceci, plus énigmatique: ne pas lire oblige à dire. Développons. Roland Barthes, philosophe français du 20e siècle, voyait dans la littérature le moyen de se passer des formes usuelles du langage. Le langage ordinaire, celui privé des inspirations littéraires, au contraire, oblige à des formes attendues, il dicte ses pauvres gammes, il impose toujours, invariablement, les mêmes aplats. On se souvient de sa formule à l'emporte-pièce: "Le langage est fasciste. Car le fascisme ce n'est pas d'empêcher de dire mais c'est d'obliger à dire". Ce à quoi Barthes ajoutait, excellemment: "La littérature seule, trichant la langue, peut sauver la langue du pouvoir et de la servilité. Cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d'entendre la langue hors-pouvoir, je l'appelle, pour ma part: littérature"8. Le discours médical ne peut qu'envier cette insubordination de la langue - la littérature - le prix de sa liberté. Privé d'elle, n'ayant pour tout discours que la science, il honorera difficilement la devise du chirurgien français Ambroise Paré: "guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours"9. Car le langage technique, quoi qu'on en dise, est peu consolant. Il est nécessaire, mais insuffisant. Et la maladie, qui plus est la fin de vie, ne lui sont pas toujours propices. Comment trouver les mots? Comment dire l'inéluctable? Avec une langue hors-pouvoir, assurément. On sait combien la médecine a su conduire aux lettres. Voyez Rabelais, Tchekhov, Conan Doyle, Céline. Ces médecins-écrivains se consacraient tantôt aux soins, tantôt à l'écriture. Ces deux balcons sur le monde. On sait désormais aussi combien le soin, par la parole et par l'observation, peut s'en inspirer. Mais que sait-on des liens qu'entretiennent la littérature et la recherche médicale? Au moins ceci: la méthode expérimentale, véritable boîte à outils du chercheur, se décline en trois temps, dont deux temps éminemment littéraires10. Le scientifique observe d'abord (il ouvre l'oeil! ), rédige son hypothèse de recherche ensuite (il formule! ) et institue enfin l'expérience. L'hypothèse de départ, vérifiée ou non, en soulève d'autres. La méthode se répète - vertigineuse entropie! - la recherche se poursuit à l'envi. C'était en 1865, Claude Bernard inventait, en trois étapes, la médecine moderne. Une médecine où, dans le froid décor des éprouvettes et des Erlenmeyers, ici encore, la littérature fait sens. La littérature a aussi ses pentes savonneuses. Et de surcroît en médecine, un danger existe. Molière, plus tout jeune, dénonçait déjà les phraseurs du métier. La médecine grandiloquente! Celle qui, trop occupée de lyrisme, saignait les innocents, diagnostiquait au doigt léché, pérorait sur toutes sortes de clysterium donare, postea saignare et ensuita purgare11. Verbiage médical: prudence, terrain glissant. Quoi de mieux pour éviter cet écueil que de considérer la littérature pour ce qu'elle est et non pour ce qu'elle peut nous offrir? Non comme un moyen mais comme une finalité propre. Disons le plus simplement: tâchons de ne pas la mettre au service d'une quelconque discipline. Parfait moyen pour la gâter. Admirons-la plutôt pour ses vertus propres: un texte qui nous plaît, un rythme. Par déférence aussi pour tous ses mots qui sont autant de rencontres, tous ses romans qui sont autant de mondes ; tous ses héros, ses antihéros ; et parce que la littérature est un intarissable "gai savoir"12 qui nous renseigne sur le monde, mais aussi sur nous, sans laquelle on saurait si peu de choses. Que peut donc, en médecine, la littérature? Énormément. Moyennant sa gratuité. Dans son désintéressement, elle ouvre l'oeil, elle corrige l'inadéquation du langage, elle investit même la recherche. Mais, surtout, aucune compromission instrumentale. Aucune idée d'utilité: outrage à toute idée de beauté. Juste la littérature. Rien que la littérature. Et puissions-nous l'apprécier dans son impouvoir, son pouvoir se manifestera.