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Le journal du Médecin: Dans ce livre qui est une sorte de roman historique ou plutôt d'histoire un peu romancée, ce qui frappe c'est l'humanité qui se dégage de votre aïeul? Marina Solvay: Ernest Solvay faisait montre d'une vraie préoccupation pour ses employés, d'un côté paternaliste, mais dans le bon sens du terme. Quand vous visitez une ancienne usine Solvay, comme celle de Camargue par exemple, vous trouvez l'infirmerie, l'école, la salle des fêtes: une véritable petite ville en soi. Malheureusement, Ernest a eu maille à partir avec les autorités ecclésiastiques, du fait de ses préoccupations humanitaires. Alors qu'il a fréquenté les écoles jésuites et a été élevé dans la tradition catholique. J'ai rencontré à l'époque de vieilles dames qui m'ont raconté recevoir quotidiennement durant la Première Guerre un petit pain ou un spéculoos pour la Saint-Nicolas de la part de Monsieur Solvay. Devenu riche, Ernest Solvay avait créé ce réseau pour nourrir les gens durant la famine de 14 -18. Suite à cela, Ernest a eu des problèmes avec l'Église catholique, laquelle considérait que seule l'église avait le droit de s'occuper des pauvres. Il s'est ensuite un peu détourné de la religion, mais sans devenir franc-maçon. Il fait montre d'une curiosité inlassable, évoquant la figure de l'honnête homme de la Renaissance? M.S.: Lors du centenaire des Conseils de Physique en 2011, le thème choisi était Curiosity driven science, ce qui résume bien la pensée et l'attitude d'Ernest Solvay. Son amie Marie Curie, lorsqu'elle évoquait la figure du scientifique dans son laboratoire, le comparait à un enfant fasciné par les contes de fées. Ernest Solvay était comme cela: scientifique amateur, il était fasciné et curieux de savoir comment les choses fonctionnaient. Évidemment, il a dû créer la société Solvay: mais une fois qu'il a eu la possibilité de confier l'entreprise à son frère, puis à son fils, il n'a plus fait que de la science dans son laboratoire. Son côté universaliste dans les faits et le discours en fait une sorte de catalyseur? M.S. : C'est quelqu'un qui a su pointer les lacunes qu'il y avait dans la science, dans certains pays et chez certains et qui est parvenu à réunir ceux qui étaient à la pointe des découvertes. Et tout cela en faisant tampon dans un État qui l'était lui-même: un précurseur de l'idée européenne? Catherine d'Oultremont: Solvay l'écrit quelque part dans sa correspondance avec le biologiste Paul Héger. Au sein des Conseils, on se rend compte en vous lisant de l'importance du modérateur, et de Hendrik Lorentz en l'occurrence au cours des premiers: le physicien néerlandais maîtrise plusieurs langues, et se révèle diplomate... M.S: Sans Lorentz, pas de Conseils... Il est le facteur numéro un de leur réussite: parvenant à tempérer les débats et les conflits. À l'époque, chacun parlait une langue différente: lui les parlait toutes. Plus tard, en 1930, lorsque Paul Langevin est devenu à son tour président après la mort de Lorentz trois ans plus tôt, la langue de travail est devenue l'anglais, et plus l'allemand. Ce qui est frappant dans le premier Conseil, c'est la prévalence de l'allemand justement. Preuve de la domination de l'Allemagne dans les sciences? M.S: Ce qui handicapait Ernest qui ne maîtrisait pas l'allemand. Il ne parlait pas vraiment l'anglais non plus! Il avait un accent un peu rocailleux de Rebecq, dont il était originaire. Vers la fin de sa vie, Solvay se rendait très souvent à pied du château de La Hulpe à sa maison des Champs-Élysées en traversant la forêt de Soignes. Il arrivait avenue Louise qui était déjà chic à l'époque: les passants étaient gênés de le saluer, tellement il était mal habillé... Il n'avait l'air de rien. Ernest était un fils d'enseignants, petits bourgeois brabançons, qui ne prenait pas la peine de se changer. Cela ne l'intéressait pas de s'habiller élégamment. C.d'O.: Une photo le montre à 83 ans en train de faire de l'escalade en grosses chaussettes du mont Diavolezza en Suisse, deux mois avant sa mort, fin mai 1922. Votre livre est rempli de beaux portraits des participants dans le livre qu'il s'agisse, d'Einstein, Bohr, Heisenberg ou Gamow... C. d'O. : On adore le dernier: il est drôle, il lui est arrivé plein d'aventures, notamment lorsque Gamow a voulu fuir l'URSS en kayak! On n'imagine pas que tous ces scientifiques étaient des rigolos, des farceurs comme Einstein, Gamow, Wolfgang Pauli ou Ernest Rutherford. Ce sont souvent des personnalités attachantes Pas tous. L'Anglais J.J. Thomson par exemple... M.S: Nous ne l'aimons pas trop celui-là. C. d'O. : Je n'aimais pas beaucoup Eddington non plus parce qu'il n'a pas été sympathique avec le jeune Indien Chandrasekhar. Les Anglais sont très collets montés et parfois nationalistes. Paul Dirac était un peu spécial? C. d'O: Dirac a connu une enfance épouvantable. Son père était d'une très grande cruauté. D'ailleurs, son frère s'est suicidé. Vous évoquez de la fameuse controverse entre Henri Poincaré et Albert Einstein: le premier aurait eu l'intuition de la relativité préalablement... M.S. : C'est très subjectif: on peut choisir de penser qu'il y a eu controverse...ou qu'il n'y en a pas eu. J'ai opté pour la seconde solution. Catherine la cite parce que beaucoup de gens en parlent. La controverse étant qu'Einstein ne cite pas Poincaré? M.S. : Mais il ne l'a pas lu, car Einstein ne comprend pas le français. Poincaré a expliqué ses théories quant il était aux États-Unis, sans qu'Einstein ne soit au courant. C. d'O: Mais n'avait-il pas lu les papiers de Lorentz qui en parle? M.S. : C'est possible. Mais je ne suis pas sûr qu'il les ait lus. C.d'O. : De toute façon, cette problématique était dans l'air du temps. M.S. : Je ne crois pas qu'il ait été au courant ; et d'ailleurs, Poincaré ne lui en a pas voulu. Je pense qu'il s'agit d'un accès de chauvinisme français a posteriori. Au-delà de la controverse, les idées circulent et percolent consciemment ou inconsciemment... C. d'O. : On le voit bien avec l'atome, lorsque le Japonais Hantaro Nagaoka écrit à Rutherford pour lui révéler qu'il avait imaginé une vision à peine divergente de la sienne. Poincaré a parlé de ses intuitions, mais ne les a pas établies comme Einstein, qui en a fait une vraie théorie. M.S. : Einstein l'a publié dans Die Annalen der Physik, raison pour laquelle sa théorie est passée comme une lettre à la poste. C. d'O. : J'aurais tendance à penser que les Allemands ont mis en avant Einstein, parce que la physique était allemande à l'époque. M.S.: Et puis Planck était content de voir Einstein utiliser sa variante. Et si Einstein n'a pas eu le prix Nobel pour sa théorie, c'est qu'à l'époque le comité n'attribuait le prix que pour ce qui était démontré et prouvé. Par contre, son équation de l'effet photoélectrique a été démontrée par Milikan en 1914, ce qui a valu à Einstein de se voir récompenser pour ces travaux en particulier. Amusant de constater qu'au niveau physique au début des conseils, les scientifiques belges ne sont nulle part, et, soudain, surgit Georges Lemaître qui est prêtre de surcroît... C. d'O. : Une personnalité sympathique et très attachante. M.S. : Lemaître a développé la relativité d'Albert Einstein et réalisé l'ensemble de ses travaux à partir de cette théorie. Et au départ Einstein ne l'écoute pas... C.d'O. : Au début, il n'est pas d'accord avec cette idée d'univers en expansion. Ce n'est qu'ensuite qu'Einstein avoue "que le curé avait raison" (rires) .Souvent, ces savants ont des intuitions géniales jeunes et puis leur cerveau semble se figer? C. d'O. : Tout à fait. Le jeune Bohr par exemple prend le problème de la charge nucléaire de l'atome de Rutherford par un autre bout, en changeant la focale. M.S. : Il s'agit de sortir du cadre de référence. C. d'O. : Il prend le problème autrement et, grâce à ses raies spectrales, Bohr parvient à la solution qu'il n'aurait pas trouvé s'il avait gardé la même approche que Rutherford. La guerre a-t-elle accéléré ou freiné les progrès en physique quantique? C. d'O: La première a plutôt freiné, la deuxième a évidemment accéléré ce que l'on sait de l'atome. M.S.: Tous ces savants qui ont quitté l'Europe pour rejoindre le projet Manhattan, ont découvert le formidable potentiel de l'énergie atomique, malheureusement sous forme de bombe. Au niveau de la relativité générale, la guerre a-t-elle eu une influence? M.S: Je ne le pense pas. Pendant la Première Guerre, Lorentz a servi de boîte aux lettres entre Einstein et Eddington, car la Hollande était neutre: Einstein n'aurait pas réussi à prouver sa relativité sans les Anglais. C. d'O. : Mais sans la guerre, il aurait pu communiquer directement. 14-18 a plutôt été un frein. Par contre, Marie Curie, grâce aux rayons x, a aidé la chirurgie durant la guerre, sans parler du développement des sonars face aux sous-marins allemands. La science est une aventure... comme ce livre? C. d'O. : Oui. Je l'ai rédigé durant trois ans sur base des documents et avis que me procurait Marina. M.S.: Et trouver un éditeur fut également une épopée...