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Environ 20 % des patients hospitalisés pour une infection à Covid-19 seront victimes de graves dommages pulmonaires, avec risque d'évolution vers un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA). Ce phénomène est attribué à une production excessive de cytokines, qualifiée dans des cas extrêmes de choc ou tempête cytokinique. Des recherches réalisées en Chine et en Italie ont en effet constaté que les patients Covid-19 placés sous assistance respiratoire aux soins intensifs présentaient des taux accrus de cytokines. Dans la foulée de cette découverte, l'UZ Gent a mis sur pied deux études (voir également notre édition précédente). COV-AID 1 examine les possibilités de trois antirhumatismaux, l'anakinra (un inhibiteur de l'interleukine-1), le tocilizumab (un inhibiteur du récepteur de l'interleukine-6) et le siltuximab (un inhibiteur de l'interleukine-6). Dans l'étude SARPAC (*), les patients se voient administrer du facteur stimulant les colonies de granulocytes et de macrophages (GM-CSF) sous forme inhalée. Bart Lambrecht nous explique le raisonnement sous-jacent. le journal du Médecin : Comment survient le choc cytokinique chez les patients infectés par le Covid-19 ? Pr Bart Lambrecht : Sur la base de travaux de recherche fondamentale, notre groupe de recherche pense que, dans le cadre du Covid-19, cette tempête cytokinique survient dans les poumons. Une infection sévère par le SARS-Cov-2 détruit les cellules de l'épithélium des alvéoles pulmonaires tandis que les capillaires voisins sont le théâtre d'une coagulation et d'autres dommages, avec à la clé une fuite du plasma dans l'espace alvéolaire. À mesure que l'atteinte s'étend, on assiste au recrutement de neutrophiles et de monocytes - une réaction inflammatoire qui doit être rapide et puissante, le poumon étant une voie d'accès facile pour les agents pathogènes. La membrane entre les cellules alvéolaires et les capillaires environnants est en effet extrêmement fine pour faciliter les échanges gazeux... mais c'est aussi, pour les virus et bactéries, une voie royale vers le système circulatoire. La réponse inflammatoire doit toutefois non seulement pouvoir démarrer au quart de tour, mais aussi s'apaiser très rapidement. Lorsque l'infiltrat inflammatoire reste présent trop longtemps, il entrave en effet les échanges gazeux. Le poumon gonfle et se retrouve comprimé par la cage thoracique, qui ne peut évidemment pas suivre, ce qui débouche sur un collapsus des alvéoles. L'arrêt de la réponse inflammatoire signifie concrètement que les monocytes qui affluent doivent pouvoir se différencier en macrophages alvéolaires capables de réparer les dégâts. Et c'est là que le bât blesse chez les patients Covid-19 qui finiront par développer un SDRA, dont les monocytes ne parviennent pas à sortir de leur état pro-inflammatoire et produisent donc des quantités anormales de cytokines et plus précisément d'interleukine-1, d'interleukine-6 et de TNF-alpha, ainsi que de facteurs du complément. Quelles pistes nous ouvre ce mécanisme en termes de traitements potentiellement efficaces ?Nous pensons que les taux de cytokines élevés retrouvés dans le sang des patients Covid-19 victimes d'un SDRA s'y déversent au départ des poumons, où elles sont produites en masse et pénètrent dans la circulation sanguine. L'interleukine-1 et l'interleukine-6 stimulent la fièvre, qui persiste donc de manière opiniâtre. L'interleukine-6 provoque aussi une augmentation de la CRP et de la ferritine, avec à la clé des troubles de la fonction hépatique. En plus, les cytokines entretiennent les dommages pulmonaires à la fois par l'absence de maturation persistante des monocytes et par l'activation persistante des neutrophiles et du système du complément. Tout se passe donc comme si les monocytes continuaient à tenter de combattre l'infection alors que celle-ci a déjà disparu. Le système immunitaire s'emballe et, pour renverser la vapeur, on peut agir sur les cytokines. Fin 2019, le spécialiste en rhumatologie pédiatrique américain Randy Cron a publié son livre " Cytokine Storm Syndrome ", où il affirme que c'est une anomalie de la perforine qui est à l'origine du choc cytokinique. Cette théorie est-elle compatible avec celle du mécanisme des monocytes immatures pro-inflammatoires ?Des mutations de la perforine et des granzymes sont en effet le mécanisme sous-jacent qui intervient dans le cas de la lymphohistiocytose hémophagocytaire familiale (LHF), une maladie monogénique rare qui s'accompagne d'une hyperactivité du système immunitaire. Elle présente des points commun avec les tempêtes cytokiniques observées chez les patients Covid d'un point de vue biologique, mais le mécanisme qui la sous-tend est différent. Le choc cytokinique qui se manifeste en cas de Covid-19 est parfois appelé lymphohistiocytose hémophagocytaire secondaire (LHs). On observe en effet une hémophagocytose, comme dans la LH familiale : la production massive de cytokines débouche sur une hyperactivation des histiocytes (macrophages tissulaires), qui se mettent à phagocyter des cellules sanguines. Dans les formes graves d'infection à Covid-19, on observe ainsi par exemple une disparition des éosinophiles, ce qui est à peu près inédit dans les infections virales : ils sont tout simplement phagocytés, et les plaquettes et neutrophiles subissent le même sort. Enfin, précisons que les monocytes et lymphocytes se retrouvent aussi dans le sang périphérique, principalement à cause d'une migration massive vers les poumons. Comment expliquer que les monocytes se différencient en macrophages alvéolaires chez certains patients, mais pas chez d'autres ? Nous l'ignorons encore. Il est possible que des facteurs génétiques aient un rôle à jouer. À Gand, nous avons commencé à étudier la question en collaboration avec le Pr Filomeen Haerynck, spécialiste en immunologie pédiatrique. Le virus lui-même semble toutefois aussi freiner activement la différenciation des monocytes. Qu'est-ce qui a déterminé le choix des médicaments étudiés dans le cadre de l'étude COV-AID ? Pourquoi ne pas essayer par exemple des inhibiteurs du TNF-alpha, puisque celui-ci est également accru lors d'une réaction hyperinflammatoire ?Des recherches menées en Chine ont démontré qu'un taux élevé d'interleukine-6 constitue le principal facteur de risque de SDRA chez les patients Covid-19 et l'interleukine-1, nous l'avons dit, stimule fortement la fièvre. En ce qui concerne le TNF-alpha, nous avons choisi de faire preuve de prudence : cette cytokine joue en effet un rôle important dans la fonction cytotoxique des lymphocytes T et nous préférons donc ne pas l'inhiber de peur de compromettre les mécanismes de défense contre le virus. Plusieurs publications récentes jugent contre-indiquée l'administration de corticoïdes en cas de choc cytokinique dû à un agent infectieux. Sciensano aussi déconseille cette approche sur la base d'une recommandation de l'Organisation Mondiale de la Santé. Quelle est votre position ?Les recommandations concernant le recours aux corticoïdes méritent d'être soigneusement pesées. À un stade précoce, ces médicaments ne peuvent absolument pas être administrés : au cours des épidémies du SRAS et du MERS, nous avons vu qu'ils avaient un effet néfaste pour les patients. À un stade ultérieur, lorsque la personne est aux soins intensifs avec de graves dommages pulmonaires, ils pourraient néanmoins avoir leur utilité. Ils ne peuvent actuellement être administrés que dans le cadre de travaux de recherche ; ceux qui sont actuellement en cours à ce sujet nous en apprendront sans doute davantage. Les inhibiteurs JAK ont un impact très large sur la réponse immunitaire et pourraient en outre contrer l'endocytose du virus. Pourtant, ils n'ont pas été repris dans le protocole de COV-AID... Nous sommes en train de tester les inhibiteurs JAK chez la souris et un essai clinique est déjà en cours aux États-Unis. Ces produits sont en effet capables d'inhiber un grand nombre de cytokines à la fois, mais ils bloquent aussi la voie de signalisation de l'interféron alpha nécessaire à l'immunité antivirale. Tester les inhibiteurs JAK chez les patients nous donc semble prématuré, même s'ils représentent toujours une piste potentielle. Dans la littérature internationale, certains auteurs se montrent réticents par principe à l'immunosuppression dans le contexte d'une infection. Qu'en pensez-vous ?Le timing est important. Dans COV-AID, nous enrôlons des patients malades depuis au moins six jours qui souffrent de fièvre et de myalgies. À partir du septième jour, les taux d'anticorps commencent à augmenter dans le sang, et c'est typiquement au cours de cette phase plus tardive qu'un éventuel SDRA va se manifester. Plusieurs études ont déjà été réalisées dans le passé avec l'anakinra chez des patients avec un SDRA ; elles n'ont livré aucun argument permettant de conclure à un risque accru d'infection. Nous restons évidemment extrêmement vigilants, mais il faut aussi garder à l'esprit que chez certains de ces patients, une tentative de traitement est une question de vie ou de mort. Le tout est de peser les risques. J'aimerais m'attarder un instant sur le protocole d'étude de COV-AID. Le groupe de recherche veut tester les trois molécules non seulement en monothérapie, mais aussi sous forme de traitement combiné ?Les patients enrôlés dans COV-AID sont randomisés en six groupes - un groupe contrôle (avec un traitement standard), trois groupes qui reçoivent l'une des trois molécules étudiées en monothérapie et deux groupes traités au moyen d'une combinaison anakinra + tocilizumab ou anakinra + siltuximab. Nous ne combinons pas le tocilizumab et le siltuximab, parce que cela n'a évidemment aucun sens d'inhiber à la fois l'interleukine-6 et le récepteur correspondant. Notre objectif est de déterminer quelle molécule est la plus efficace, mais aussi de voir si un traitement combiné peut l'être encore plus. Quels sont les critères d'inclusion ? En plus d'au moins six jours de fièvre et de myalgies, les critères d'inclusion sont une détresse respiratoire marquée (pO2/FiO2 < 350 mmHg ou saturation en oxygène < 93 % sous deux litres d'oxygène) et des symptômes trahissant un choc cytokinique croissant. Ce dernier est évalué sur la base d'un score standardisé basé sur plusieurs paramètres tels que taux accrus de ferritine, CRP et LDH, survenue d'une lymphopénie, etc. Nous n'incluons que les patients chez qui ces paramètres présentent une évolution défavorable, pas ceux chez qui la tempête cytokinique est en passe de s'apaiser et qui guériront d'eux-mêmes. Quel est le critère d'évaluation de l'étude ? Le critère d'évaluation primaire est une baisse d'au moins deux points sur une échelle à sept points décrivant l'état clinique au 15e jour du traitement, un score de sept correspondant au décès et un score de un à un patient à domicile, sans oxygène et capable de reprendre toutes ses activités. C'est le critère d'évaluation qui est actuellement utilisé dans toutes les études sur le Covid-19. Nous avons également défini une trentaine de critères d'évaluation secondaires (durée d'hospitalisation, nombre de jours aux soins intensifs, amélioration de la saturation en oxygène, etc.). Il y a aussi l'étude SARPAC... Dans cette étude, les patients sont randomisés pour recevoir soit un aérosol contenant le facteur stimulant les colonies de granulocytes et de macrophages (GM-CSF), soit un traitement standard. D'une manière un peu paradoxale, nous administrons donc dans ce cas une cytokine. Nous savons toutefois que le CM-CSF est la seule cytokine capable d'apaiser les monocytes pro-inflammatoires dans le tissu pulmonaire et de les faire évoluer en macrophages alvéolaires. Ces derniers rétablissent le calme dans l'espace alvéolaire et évacuent les dommages cellulaires et les débris. Ici, le critère d'évaluation primaire est l'amélioration de la saturation en oxygène. Si le traitement fonctionne, on le verra très rapidement sur la base de ce paramètre. L'évaluation sur la base de l'échelle à sept points sert cette fois de critère d'évaluation secondaire. Quand pouvons-nous attendre les résultats de ces études ? SARPAC avance à grands pas. Nous avions déjà nos premiers résultats intermédiaires après quelques semaines, et ils étaient prometteurs. Pour COV-AID, il faudra un peu plus longtemps. Dix centres ont déjà rejoint l'étude et six autres ont posé leur candidature. La logistique est donc un peu chronophage, mais je pense que les premiers résultats seront connus d'ici deux mois environ.