Le Monde des spécialistes (Modes, Cartel) accueillait la semaine dernière en " webinaire " (séminaire en ligne) le désormais célèbre virologue Emmanuel André. Retour sur quatre mois de crise pandémique avec un " homme de l'intérieur ", microbiologiste à l'Université de Leuven où il dirige un laboratoire dédié aux pathogènes rares et ex-porte-parole Covid pour le gouvernement fédéral. D'emblée, le Dr André se dit persuadé qu'une deuxième vague nous attend à l'automne. Mais cette fois, nous serons prêts, assure-t-il.
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Le jeune microbiologiste se dit épuisé par la pandémie, lui qui fut précipité dans la notoriété sans prévenir. Il a dû apprendre petit à petit que toute réflexion avait un écho médiatique important, par rapport à sa vie antérieure de " simple chercheur ". Quel regard porte-t-il sur la gestion de la crise ? Répondant pour l'essentiel aux questions du Dr Gérald Deschietere, psychiatre, on le sent prudent. Il ne veut pas cracher dans la soupe et jouer au lâcheur. Il estime " cohérente " la mise en place du confinement dont il souligne qu'il est finalement " assez facile " à mettre en place. Si on la compare en tout cas à la sortie du confinement " beaucoup plus complexe ". Chaque étape implique des choix, des priorités. Les intérêts économiques s'en mêlent. Face aux critiques, il rappelle que bien des pays développés ont connu de graves problèmes, au même titre que la Belgique. Notre pays a dû gérer la crise avec un système de santé qui était le sien : réputé très bon mais souffrant de faiblesses structurelles et d'un manque de financement chronique bien connu. Les différentes réformes de l'État, souligne-t-il, ont vidé petit à petit le système de sa substance. Ainsi, le SPF Santé publique n'emploie plus qu'un seul médecin ! Les ressources des entités fédérées, l'Aviq en tête, ne sont pas suffisantes non plus. C'est pourquoi les universités ont été appelées à la rescousse. Il met en exergue la prévention, régionalisée, et dont les économies induites profitent au premier chef au Fédéral, en charge du curatif. Éternel cercle vicieux. Réputés au centre du système, les médecins généralistes se sont sentis un peu perdus au début, au milieu d'un dispositif pas assez centralisé. Les spécialistes furent désorientés également face aux flux de patients arrivant dans les hôpitaux. Le Dr André a rappelé à ce sujet les rigidités du système, le fait que les généralistes ne sont pas intrinsèquement faits pour gérer des listes et qu'à Bruxelles, seuls un tiers des patients se rendent chez leurs généralistes pour des raisons culturelles. En cas de deuxième vague, il espère qu'on suivra une plus grande cohérence au niveau des centres de décision... Il s'est ensuite prêté aux jeux des questions-réponses. Pourquoi a-t-on tardé à impliquer les médecins dans le tracing-testing ? Pourquoi ceux-ci ont dû entrer presqu'en force dans le dispositif ? La surveillance de la tuberculose et autre légionellose est confiée traditionnellement à des médecins inspecteurs et des agences régionales. Celles-ci ont été rapidement dépassées par le volume de cas. L'implication des médecins ne coulait pas de source en l'absence d'une banque de données en début de processus. La première étape fut de " permettre le diagnostic des asymptomatiques ainsi que le dépistage de l'entourage proche des symptomatiques ". La crise a montré à quel point il est important d'avoir des médecins référents, comme les médecins coordinateurs des MRS. À cet égard, le Dr André est resté assez évasif face à l'hécatombe. " Sachant que le virus s'attaquait surtout aux personnes âgées, on a adopté le principe de précaution spontanément. Mais la capacité au niveau des tests étant totalement insuffisante (cinq tests par MRS ! ), le virus s'est introduit facilement dans les institutions pour personnes âgées. Ensuite, lorsqu'il s'est agi de rouvrir les homes, ceux-ci se sont vus confrontés à un manque de personnel, soit épuisé, soit contaminé. Beaucoup de homes sont traumatisés. Avec la réouverture, le risque est grand de réintroduire le virus même si, actuellement, il circule peu. "L'inquiétude quant au respect de la vie privée autour des données collectées était pendante. Le webinaire s'est déroulé avant que le magazine Wilfried ne publie son enquête à charge sur Franck Robben dans laquelle Emmanuel André explique : " Sur une activité aussi sensible, l'exécutif a envoyé un gestionnaire certes très opérant mais surtout totalitaire, extrêmement puissant, capable à lui seul de faire tomber un gouvernement. Frank Robben est au coeur d'une situation de monopole sur le marché des données de santé publique et de sécurité sociale. À partir du moment où il occupe à la fois les cénacles du pouvoir et du contre-pouvoir, nous sommes tous pris dans sa toile. " Dans une interview au jdM, l'intéressé a insisté au contraire sur le fait qu'il ne dispose pas des données Covid et a plaidé pour une application, moins intrusive que le système de call center manuel. Beaucoup plus modéré face au Modes, le Dr André rappelle que l'Inami collecte en temps de " paix sanitaire " une multitude de données personnelles sur les patients-citoyens belges. Sciensano se contente de données anonymisées. Mais la Ligue des droits de l'homme a été néanmoins impliquée dans la réflexion. Les arrêtés-royaux avaient pour cadre légal un horizon de temps assez court. Le cadre juridique a suivi une évolution permanente d'autant que le Fédéral n'était pas seul impliqué : tous les parlements de Belgique l'étaient également... Au contraire, un participant s'est demandé pourquoi les tests-PCR ont été centralisés dans un seul endroit (l'Université de Leuven) et gérés par le Fédéral. On a parlé à l'époque de plates-bandes pour certains (le nom de Marc Van Ranst a été évoqué). Emmanuel André tient à " démystifier " les choses. Au début, les laboratoires de référence PCR étaient tous prêts à accueillir le premier échantillon. Mais avec des tests positifs arrivant massivement aux alentours des vacances de Carnaval, là aussi, les capacités normales ont été rapidement dépassées. Avec environ 1.000 tests par jour, les labos se sont retrouvés en manque de réactifs. D'où les propositions de virologues namurois pour passer à " l'extraction manuelle ". Et l'idée de mobiliser ensuite les capacités " industrielles " de notre pays, via les grands laboratoires pharmaceutiques : GSK, UCB, J&J et l'ULg qui ont augmenté les lignes de production rapidement. L'ULiège, par exemple, est montée rapidement en puissance pour tester les patients des MRS et a pu, a contrario, rapidement freiner ses capacités. Le bilan est " assez formidable " et les craintes des médecins qu'il y ait derrière tout cela des objectifs cachés relevait en fait de capacités insuffisantes au début. Emmanuel André s'est ensuite confronté au comptage des morts-Covid. Polémique en diable, ce comptage généreux nous a valu (et nous vaut encore) la place peu enviable de pire pays au monde en morts Covid/million. Alors qu'en surmortalité, nous ne sommes " que " quatrième derrière la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne. Alors qu'au pic de la crise, Emmanuel André affirme qu'un patient sur deux en MRS était testé positif, les chiffres au 27/05 brandis par le Dr Dominique Vossem révèlent, sur base de Sciensano, un chiffre bien plus bas : 18% de symptomatiques et 4% d'asymptomatiques (et respectivement 8 et 2% parmi le personnel). De nombreux décès en MRS ne peuvent donc raisonnablement pas être attribués au Covid. Sans même mentionner les cas de patients qui seraient décédés dans quelques mois de leur " belle mort "... André a rappelé à cet égard que les capacités de tests augmentant, le pourcentage de cas positifs diminue en proportion. Est venue ensuite une discussion sur l'apparente cacophonie du dispositif de lutte anti-pandémique et les contradictions permanentes entre les experts. Emmanuel André a insisté sur le fait que les politiques décident sur base d'expertises et que lui-même n'était pas toujours d'accord (on l'avait compris ! ) sur les décisions prises. Et qu'il faut ensuite soutenir la décision, ce qui se fait généralement de guerre lasse... En outre, le Risk Assessment Group (RAG) qui identifie les risques, transmet des avis scientifiques au Risk Management Group (RMG). Le RAG est dirigé par un scientifique de Sciensano qui décide qui il invite. En phase de déconfinement, on trouve au sommet, le GEES (Groupe d'experts pour l'Exit Strategy) qui dépend, lui, de la ministre de la Santé publique... Conclusion récurrente de ce débat : la Belgique est un pays très complexe sous un régime fédéral mal pensé, incohérent, aux mentalités communautaires radicalement opposées, au contraire de pays fédéraux plus homogènes comme l'Allemagne et la Suisse qui ont mieux géré la crise. Pour le moment.