Lors de la 7e journée de la Vigilance organisée par l'AFMPS, le 12 décembre dernier, l'Agence s'est interrogée sur la façon dont l'intelligence artificielle va transformer le développement des médicaments et la pharmacovigilance.
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Si les notifications des effets indésirables sont essentielles dans l'absolu, elles le sont encore plus dans un contexte de montée en puissance de l'intelligence artificielle (IA). Raison pour laquelle Jamila Hamdani (cellule pharmacovigilance, AFMPS) a invité les professionnels de la santé à ne pas hésiter à rapporter tous ceux qu'ils constatent en consultation, en pharmacie et à l'hôpital. Divers outils permettent de le faire: le site de l'AFMPS (www.fagg-afmps.be), le site www.notifieruneffetindesirable.be ou l'adresse e-mail ADR@fagg-afmps.be. Elle a rappelé la forte croissance du nombre de notifications pendant la pandémie: en 2021, 11.337 notifications ont été faites par des professionnels de santé, et 24.965 par des patients. Des chiffres qui sont redescendus respectivement à 323 et 437 en 2024 (au 30 juin). "L'AI n'est rien sans données", a insisté Thierry Roisin (politique de vigilance, AFMPS). "Proportionnellement à sa population, la Belgique n'a pas un nombre de notifications suffisant par rapport à d'autres pays. Pendant la pandémie, on a observé une forte augmentation du nombre de notifications, mais on démarrait de très bas. Améliorer cette situation est un véritable défi.""En Belgique, on a moins de notifications que dans d'autres pays mais, en général, elles sont de meilleure qualité. Particulièrement durant la pandémie, notre pays a rapporté des signaux basés sur des cas nationaux qui étaient suffisants pour une confirmation et une évaluation au niveau européen par le PRAC (Pharmacovigilance Risk Assessment Committee, EMA) et qui ont changé la façon dont on a utilisé certains vaccins", explique le Pr Jean-Michel Dogné (UNamur, EMA). Voilà pourquoi il estime que la qualité est parfois plus importante que la quantité. À côté des voies officielles de notification, les réseaux sociaux et les innombrables discussions qui s'y déroulent ne doivent pas être négligées: elles constituent une précieuse source d'informations. Encore faut-il pouvoir analyser ce corpus et débroussailler les infos disponibles, par exemple dans les forums de patients. Cédric Claus et Grégory Godard (ICT, AFMPS) ont présenté un prototype d'IA reconnaissant les termes "MedDRA" (Medical Dictionary for Regulatory Activities, EMA) dans les descriptions d'effets indésirables rédigés en texte libre dans les notifications spontanées. Quelques notions permettent de comprendre l'ampleur de la tâche: il existe plus de 80.000 termes MedDRA, patients et professionnels n'utilisent pas le même langage pour notifier, plus de 40.000 effets secondaires ont été rapportés pendant la pandémie... L'objectif est d'utiliser l'IA pour automatiser le traitement des effets secondaires en convertissant leur description dans les textes libres en MedDRA Terms, en se concentrant sur les nouveaux effets secondaires et les notifications importantes. Pour l'instant, l'automatisation totale n'est pas possible, l'IA constitue donc un outil d'aide à la décision. "Lors d'un symposium sur l'IA à l'EMA, on a parlé du fait qu'actuellement, un nombre limité de cas, même de bonne qualité, proviennent des rapports spontanés. On sait que - surtout pour les vaccins pendant la crise du covid-19 - la majorité des informations étaient discutées sur les réseaux sociaux. Dès lors, comment peut-on les screener? Pas pour remonter à la personne qui a référé un cas, mais pour identifier si certains événements sont connus ou non", précise Jean-Michel Dogné, en donnant l'exemple du saignement menstruel largement commenté sur les réseaux sociaux à l'époque. "La technologie IA révolutionne le développement des médicaments, et plus spécifiquement la surveillance de leur sécurité, et le processus réglementaire, au bénéfice des patients", reconnaît-il. "Avec les algorithmes d'apprentissage automatique, on peut analyser les données plus rapidement pour essayer d'identifier les signaux de sécurité potentiels plus précocement, et surveiller les effets indésirables des médicaments dans la vie réelle et en temps réel.""L'objectif est de raccourcir les délais de développement, tout en renforçant notre capacité à répondre aux préoccupations de sécurité plus rapidement. Le projet relatif à l'automatisation de la notification des effets indésirables en est exemple: permettre de récolter des données dans un rapport en texte libre, c'est un grand pas."Autre défi posé par l'IA: construire la confiance dans l'explicabilité (également appelée "interprétabilité"). C'est le concept selon lequel un modèle d'apprentissage automatique et ses résultats peuvent être expliqués d'une manière qui "fait sens" pour un être humain. "Si on adopte l'IA, l'explicabilité est la clé, et le concept de vigilance algorithmique souligne le besoin de transparence du rôle de l'IA dans la prise de décision. On a besoin de données, on a besoin d'informations sur la façon dont les outils d'IA sont utilisés, et comment les réponses associées aux algorithmes et modèles sont proposés pour être au moins expliqués et reproductibles. C'est la responsabilité de toutes les parties prenantes - ceux qui les produisent et ceux qui les évaluent - d'en être clairement informés. Quand les professionnels de la santé comprennent comment l'IA arrive à une conclusion, on peut construire la confiance, pas seulement avec les cliniciens mais aussi avec les patients", souligne le doyen de la faculté de médecine de l'UNamur. L'IA est en train de transformer toute l'activité des acteurs de la pharmacovigilance, et les agences de régulation doivent s'entraîner à l'utiliser pour améliorer les capacités de surveillance et avoir une gestion du risque plus proactive. "Le futur est excitant en termes de possibilités et d'analyse prédictive. On attend des modèles prédictifs plus sophistiqués, qui peuvent identifier les effets indésirables potentiels en matière de sécurité, basés sur l'historique et les données en vie réelle. L'intégration des données en vie réelle est un outil majeur qui offre une vue plus complète sur la sécurité des médicaments et sur ce que les données cliniques ont pu louper", ajoute Jean-Michel Dogné. Au niveau européen, c'est le centre de coordination Darwin (Data Analysis and Real World Interrogation Network) qui intègre les données en vie réelle et l'analyse prédictive. Il fournit ainsi des preuves fiables sur l'utilisation, la sécurité et l'efficacité des médicaments à usage humain, à partir de bases de données réelles sur les soins de santé dans l'Union européenne. De quoi permettre à l'EMA et aux autorités nationales compétentes d'utiliser ces données tout au long du cycle de vie d'un médicament. Si les bénéfices potentiels de l'IA en pharmacovigilance sont immenses, ils ne doivent cependant pas éluder les défis qu'elle pose, notamment quant à l'usage éthique et transparent des données. "Tout ceci nécessite un écosystème plus collaboratif, le futur de la pharmacovigilance inclura une collaboration plus étroite entre régulateurs, industrie pharmaceutique, chercheurs, professionnels de santé, patients... En rassemblant ces ressources et expertises, on pourra créer un puissant outil d'IA qui améliorera la sécurité et la surveillance au niveau mondial. On doit donc embrasser cette innovation et collaborer pour améliorer drastiquement le monitoring de la sécurité des médicaments et protéger la santé publique", conclut le Pr Dogné.