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Bâle, ville culturelle de Suisse, compte au niveau du canton pas moins de 40 musées, dont la fameuse fondation Beyeler et le Musée d'Art, remarquable, divisé entre parties moderne et contemporaine. Cette dernière propose une exposition consacrée à l'artiste américaine d'origine française Louise Bourgeois, décédée en 2010 à l'âge de 99 ans, manifestation curatée par la plasticienne Jenny Holzer. Deux artistes certes à la pratique très discursive pour la plus jeune, et plus multiforme pour son aînée, mais chacune partageant un langage décapant, un humour autant qu'une gravité, un intérêt pour la psychologie et les états émotionnels ; même si Holzer se veut plus politique et Bourgeois plus concentrée sur sa vie psychique. Devenue l'amie de Louise Bourgeois à la fin de sa vie, au moment de son accès tardif à la célébrité à 70 ans et de sa première expo au MoMa de New York, Jenny Holzer a fait le choix de salles souvent denses, et cherche à répliquer le Capharnaüm régnant dans la demeure de l'artiste franco-américaine: sans cartels, les diverses salles rendent parfaitement le caractère déterminé et, à la fois, la détresse, le côté obsessionnel, furieux, vulnérable et drôle de Louise. Un art qui flirte avec le surréalisme et son inconscient, l'art brut, se veut multiforme, usant en effet du texte dans les oeuvres dessinées et peintes, au coeur d'une exposition exempte également de panneaux explicatifs, si ce n'est celui introductif. Surréaliste, Louise Bourgeois l'est à la manière de Hans Bellmer, lorsqu'elle imagine la sculpture d'une poupée Barbie prise, sidérée, dans un carcan de terre, dans ses gravures habitées face à un texte qui parait sans rapport au travers d'une démarche à la Scutenaire illustrant Magritte de ses titres, dans ses sculptures de femme une maison sur le ventre ou de totem phallique sous forme de mobile, balançant entre lustre et coeur. Mais déjà, dès la première salle, il est question de viol, de trahison, ce que ne mentionne pas Holzer dans son propos: oblitéré le récit de la relation adultérine, pour ne pas dire plus, qu'entretient le père de Louise, âgée de 14 ans à l'époque, avec la toute jeune prof d'anglais de sa fille. Déclencheur pourtant de la pulsion créatrice de Bourgeois, fonctionnant comme une catharsis. D'ailleurs, le deuxième espace superpose des dessins enfantins, des gouaches plus terriennes et furieuses, de monstres notamment, parfois féminins, avec les aquarelles lumineuses liquides et fluides se référant à l'eau. La salle suivante consiste de surcroît en une accumulation de plaques en bronze genre épitaphes, où l'artiste clame notamment Art is a guaranty of sanity, tandis qu'une autre profère Let me see your eyes, twist her face, put her on her knees, drop a 20KG can of nails on her head, catch her a the throat. Assaults: on ne peut plus limpide.... Un autre encore supplie Merci mercy. Dans son approche textile (et text-il), L'ode au pardon montre un tissu multicolore souillé... de sang notamment, une fleur noire accrochée, et aurait plus s'intituler... La tache. Parfois, la maternité coupable prend le dessus, dans le dessin de la fameuse araignée, ou la défense des femmes (de la mère souillée) au travers d'une statue d'un balai retourné disposé sur un pied à la Giacometti et dont la brosse accueille un tablier de ménage suranné. Mais toujours, Louise, tel un lion rugissant et blessé, brode sur un coussin Self-pity, they dit this, they did that, my stomach aches, my head aches, my feet hurt, a wounded lion.Plus loin, une installation consiste en une sorte de gisant d'un squelette démembré, entouré de ce qui ressemble à des oeufs d'Alien: métaphore géante d'une maternité dangereuse pour la parturiente. En contraste total avec l'aspect bidimensionnel des grands dessins qui de manière enfantine (on peut d'ailleurs entendre Louise Bourgeois entonner des comptines dans l'ascenseur du musée) décrivent et écrivent des parties du corps, oesophages, jointures... et expriment une "extrême tension" qu'on devine résultant de l'épisode traumatique. Des totems de bois s'invitent ensuite dans l'exposition, expriment également une tension, pas une fusion entre masculin et féminin, qui se regardent aveuglément, quand ils ne sont pas mis en présence d'un "autre" qui a tous les aspects d'une arme primitive, que l'on retrouve sur les murs sous la forme d'un dessin qui représente un trio de poignards s'enfonçant dans le corps d'une jeune femme... Exprimant son traumatisme par une grande variété de formes, un mur entier se consacre ensuite aux dessins d'horloge indiquant une heure et un texte, l'insomniaque Louise se révélant capable de poésie lorsqu'elle écrit J'espère les jours de Pénélope. Oublie-la. Face à ces oeuvres stylisées d'une grande sobriété, des dessins furieux qui ont du eux aussi rythmer les heures blanches évoquent " The flood of memory ". Plus clairement encore, le texte affiché The symbolic act that took place many years ago in a supposedly healthy environment. You could say that in the family environment things are supposed to be healthy, but they are usually very very upsetting. introduit une série de grands dessins d'enfant annotés, dont l'un parle de la sublimation en tant qu'artiste et un autre du désarroi d'un enfant de 14 ans! Dans un crescendo de tension, la salle finale évoque, par des dessins répétitifs, une sorte de cercle concentrique, symbole du chaos des parents qui se disputent en rouge tout comme la sculpture de trois têtes hurlantes, vision complétée par la répétition de l'acte sexuel également reproduit par une oeuvre mi-textile mi-papier, la première partie représentant un vagin, l'autre une forme turgescente. Cette violence du rouge qui traverse ces dessins obsessionnels et enfantins se retrouve même dans l'évocation de l'accouchement, qui ne semble rien résoudre quant au sentiment de culpabilité de l'"antique" adolescence. La vision traumatique de la liaison adultérine de son père (elle débute une thérapie à sa mort en 1951) se retrouvent dans l'énorme installtion Two sons qui, soi-disant, évoquerait le passé et le présent mais qui en fait en résumé la réplique d'un train entrant dans un tunnel... référence on ne peut plus limpide. Ajoutons que dans les collections du musée d'une richesse stupéfiante au niveau moderne ou ancien, une statue de maternité effondrée est mis en regard d'une nature morte de Cézanne, et une statue allongée de femme face à un gisant d'Holbein dont on ne compte plus les oeuvres. Au final, On ne comprend pas très bien pourquoi l'artiste commissaire ne laisse pas apparaître quelque part l'explication de l'épisode déclencheur dans l'oeuvre de Louise Bourgeois: par pudeur? Comme dans le cas de l'expo Niki de Saint-Phalle au BAM de Mons voici quatre ans qui ne référait à aucun moment au viol de l'artiste nubile par son père, il est tout de même interpellant de réaliser que deux des plus grands artistes féminins du 20e siècle ont trouvé dans l'art une catharsis à un événement traumatique commis par un homme.. en l'occurrence leur propre père.