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Maastricht "règne" sur le Limbourg hollandais, lequel est, comme son congénère belge, marqué par la tradition et la religion catholique qui hantent encore les mentalités de la plus méridionale des provinces hollandaises. Quoi de plus étonnant dès lors que d'y voir s'y déployer une exposition consacrée à l'artiste gantoise Berlinde De Bruyckere. C'est qu'en termes de religiosité, la cité qui accueille l'Agneau Mystique de van Eyck n'avait anciennement rien à envier en termes de ferveur à la ville limbourgeoise. Aux Pays-Bas, sont présentées les oeuvres récentes, de 2014 au confinement d'aujourd'hui, de l'artiste contemporaine belge sans nul doute la plus célébrée... et à juste titre. Des louanges qui s'adressent à une plasticienne plongeant son inspiration dans les racines chrétiennes, voire préchrétiennes, mythologiques, même dans la salle introductive. "Penthesilea", qui réfère à la grande prêtresse des Amazones et à l'opéra éponyme de Von Kleist récemment à l'affiche de la Monnaie et pour laquelle elle a été conçue, est une installation constituée de grandes peaux d'animaux, figées par la cire sur de larges troncs d'acier, qui ressemblent à des poumons flétris de géants, ou, la structure considérée dans son ensemble, à des vulves soyeuses accrochées à des pénis de métal: comme souvent chez De Bruyckere Éros et Thanatos se rejoignent. La vie quoi! Dans une des salles suivantes, cette sacralisation quasi religieuse de la petite mort s'exprime dans des sections de troncs, de bois cette fois, couverts de textiles ressemblant à des phallus durs au prépuce moins rigide: présentés comme des reliquaires, ils font face à des dessins de sexes masculins et féminins, qui deviennent indistincts dans une autre salle, tant les vulves et les glands se ressemblant, au point de s'unir dans l'oeil... même pas concupiscent, du regardeur. L'artiste a eu des visions plus angéliques durant le confinement: de grands morceaux d'étoffes couvertes de peaux sombres ; elles représentent les ailes d'un ange couvrant et couvant l'humain, confiné. Une évocation, exception faite de la référence à la pandémie bien sûr, d'une oeuvre renaissante de Giorgione. C'est plutôt la vision des Trois pleureuses au tombeau, sculpture symbolique de George Minne, qui vient à l'esprit à la vision de deux silhouettes sur la pointe des pieds et recouvertes d'un drap: s'agit-il de fantômes, de SDF ou de migrants dont, dans la dénonciation de la faillite des structures sociales, l'artiste se fait l'apôtre? Ce duo de figures est entouré de vieux tissus précocement vieillis par un accrochage prolongé dans le verger de la plasticienne: ils renvoient de manière tout aussi allusive au dénuement des populations abandonnées ici ou là-bas... quand elles ne quittent pas là-bas dans l'espoir d'ici. Ces patchworks élimés sont suspendus de manière à former une sorte de crucifixion qui en évoque le martyre contemporain. Même lorsqu'elle peut paraître simplissime, l'oeuvre de Berlinde se révèle subtile. Des morceaux de tronc d'arbre bruts et morts tenus par tiges de fer se réfèrent à la figure et justement le martyre de Saint Sébastien, criblé par les flèches. Allusion à la capacité de résistance, de résilience de l'humain, son entêtement faisant en effet de lui une vraie tête... de bois. Emblématiques de l'oeuvre de l'artiste, les corps humains sans tête et distordus interrogent pour leur part sur le destin des cadavres quand l'esprit n'y est plus... Cette morbidité somptueuse s'exprime magnifiquement dans la dépouille de deux chevaux couchés, flanc à flanc (l'on ne sait s'il tirait une berline et pas Berlinde): l'oeuvre évoque à la fois la beauté, la dignité et la puissance de ces animaux, dont la tragique fin évoque la scène quasi introductive de Crime et châtiment de Dostoïevski, oeuvre emplie de morale chrétienne... et donc de culpabilité. Non loin, un tronc d'arbre cacochyme et couché, traité à la cire pour lui donner l'apparence de peau humaine, arbore des airs de créature, ce qu'il est, agonisante. Impression renforcée par les bandages qui entourent certains de ses moignons végétaux: une superbe "nature" morte aux allures de gisant... Point d'orgue et final glaçant de l'exposition, une grande salle, tel un mausolée, offre au regard des grandes piles de peaux indifféremment brunes d'animaux sous une fine pellicule de blancheur, semblable à de la neige: cette reconstitution d'une usine de tannerie visant à dénoncer la surconsommation de viande, rappelle surtout des désastres guerriers: le siège de Stalingrad, voire la retraite de Russie et ses scènes d'anthropophagie, évoquées de façon complètement allusive... et sidérante à la fois.