Comprendre

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Soumis au même regard réprobateur que la population qu'il soigne, le médecin essaie de comprendre, et s'interroge sur l'attitude à adopter. Comment expliquer que des milliers de personnes, instruites, résistent à la simple idée de se faire vacciner, et préfèrent attendre (un an, deux ans? ) d'y voir clair? Qu'une équipe motivée, formée, avec outils graphiques, oeuvrant une journée entière dans le hall d'accueil de la Gare Centrale, ne soit parvenue à convaincre que ... cinq personnes? Les motivations politiques en réaction à un pouvoir central jugé intrusif, comme on les observe en France ou dans d'autres pays voisins, ne sont quasi jamais observées. On n'est pas dans la révolte, on est dans la crainte, exprimée en un mode mineur pour ne pas attirer l'attention. Quand une population vulnérable, mêlée, n'est pas en position de force, elle fait le gros dos. L'appartenance linguistique n'a rien à y voir non plus, qui voit parfois se côtoyer dans une même rue vingt ou trente nationalités et langues différentes, culturellement distinctes, mêlées sans effet de ghetto quelconque, gloubi-boulga de croyances répétées en dehors des canaux de communication radiotélévisés habituels, souvent oralement lors de réunions de famille ou de conversations de quartier. Le fait de ne connaître personnellement que peu de victimes, la jeunesse des populations liée à une relative bénignité des symptômes conforte cet attentisme. Un certain fatalisme, atavique, accentue parfois l'abstention, avec l'impression que ce qui devra arriver arrivera. Une crainte récurrente, rarement relayée par les pouvoirs publics et pourtant omniprésente en raison du jeune âge des populations, est celle d'une stérilité induite, et de dommages apportés au bagage génétique, mettant en péril l'avenir bien davantage que le ferait une infection au Covid survenant dans l'immédiat. N'hypothèque pas l'avenir! J'ai mis des semaines à comprendre à quel point nos discours élaborés et rationnels butaient sur des incompréhensions bien plus complexes que de simples insuffisances de communication. Comme beaucoup de mes collègues j'ai été envahi par la colère, l'incompréhension, le découragement de répéter inlassablement et inutilement les mêmes messages. L'épuisement provoqué par un an et demi de réponses à toute heure du jour, et dans tous les créneaux, à des questions, des demandes de documents administratifs, de certificats, de prescriptions, de demandes d'analyses, de réassurances face à l'anxiété, de prise en charge de tableaux dépressifs m'ont parfois fait envisager de jeter l'éponge, comme d'autres l'ont fait. Et pourtant. Rarement ai-je connu dans ma pratique une période où la proximité avec une patientèle en réelle souffrance se soit imposée avec pareille évidence. J'ai enseigné durant des années les dix fonctions du généraliste, et ne les renie guère. Je suis devenu entretemps infiniment plus modeste. Ces patients aux multiples visages, et aux multiples pathologies, se ressemblent tant dans leurs différences, dans leurs appels parfois si irritants, dans leur fragilité à faire face à l'incertitude, à la pression administrative, aux interlocuteurs multiples pas toujours à l'écoute, que m'est apparue comme une évidence que la principale fonction du médecin de famille était dorénavant "d'être là". Être là en consultation, par mail, par SMS, par téléphone, puiser à l'infini dans ses réserves de patience, accepter de n'être que cet interlocuteur bienveillant, plongé dans la même galère et les mêmes incertitudes, englué dans les mêmes contraintes multiples se modifiant chaque semaine, sans leur faire porter le poids de notre commune infortune. Rien de moins glorieux que cette tâche, peut-être essentielle.