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Planté au milieu du parc de la résidence d'été de la famille royale néerlandaise, The Garden of Earthly Worries est un globe de métal poli et éclaté dont les morceaux sont disséminés dans les parterres baroques, chacun représentant un gaz néfaste, comme l'ozone notamment, pour notre environnement et la vie sur terre. Un contraste fort et marquant au milieu de la quiétude, de cet Éden du 17e que constituent les jardins du palais, palais actuellement lui fermé pour d'imposantes transformations. Une transformation des esprits que vise aussi Daniel Libeskind, architecte américaine d'origine polonaise." Ces quatre morceaux d'un seul globe illustrent le pouvoir de l'homme sur la nature, mais, disposés de la sorte dans le jardin, ils montrent aussi que l'homme n'a pas d'autre choix que de composer avec la nature. Ils représentent en fait les quatre gaz qui détruisent notre planète : il s'agit en fait d'un jardin des inquiétudes terrestres.Et en même temps, il se veut un jardin de méditation vis-à-vis de notre futur. Nous vivons dans l'anthropocène où les catastrophes naturelles ne sont plus causées par la nature elle-même, mais par l'homme. Et j'espère qu'en se promenant dans ce jardin harmonieux, les visiteurs s'en rendront compte. Et notamment que notre avenir ne dépend pas, comme ici, d'un Dieu magnifié par le baroque du lieu, mais de notre action sur le monde."Le journal du médecin : L'homme a-t-il oublié d'être en symbiose avec la nature ?Daniel Libeskind : Souvent, l'homme est en compétition avec la nature, plutôt que de chercher à cohabiter avec elle.Vous vous considérez comme un jardinier du ciment ?Non, mais je pense que la nature fait partie de notre environnement, c'est en effet le mot, et qu'en tant qu'architecte nous devons toujours en tenir compte.Comment, en tant que créateur, décririez-vous ces sculptures, ces topiaires de métal ?Ce sont des sculptures, des totems, des esprits, des intrus dans ces jardins : chacun d'eux représente un gaz et possède une présence, une personnalité. Et leurs couleurs changeantes relètent le jardin baroque. Ils changeront d'aspect en fonction des éléments qui nous entourent.Vous considérez-vous plutôt comme sculpteur qu'architecte ?Les deux disciplines appartiennent au même univers. Pour moi, c'est du 50-50 au sein de mon activité.Quelle fut votre réaction face à ce jardin baroque ?Je le trouve incroyable et spectaculaire : un lieu harmonieux, une sorte de morceau de paradis disparu. Et vulnérable, qui rappelle la fragilité de notre milieu, de notre écosystème.Que pensez-vous de cette polémique à propos de votre projet à Amsterdam, le Holocaust Namenmonument auquel s'opposent des habitants et artistes de ce quartier juif historique de la ville, qui considèrent le monument comme trop imposant ?Cela me trouble, car ce musée de l'holocauste qui a le soutien large de la communauté. Ce qui me dérange, c'est de savoir que la Hollande a connu proportionnellement le plus grand nombre de juifs assassinés durant la Shoah. Et nous voyons le racisme, l'antisémitisme et le fascisme resurgir dans les rues du monde. Ma famille et moi-même avons fui le régime communisme, mes parents sont des survivants de l'Holocauste : je suis surpris de voir une telle réaction dans un pays progressiste et de tendance libérale.Vu ces événements tragiques, était-ce important pour vous d'être actif aux Pays-Bas ?Non, c'est juste un hasard. Je suis un citoyen architecte.Avez-vous connu le même genre d'opposition dans le cas du musée Juif de Berlin ?Non. Le bâtiment très sobre, est également placé sur les lieux où la population assassinée vivait. Le but était de ne pas effacer le traumatisme, que l'on ne peut cacher : regardez l'oeuvre que j'ai réalisée au World Trace Center. Il faut se confronter à cet immense traumatisme que l'Europe entière a subi à l'époque.Le fait d'avoir été un accordéoniste virtuose a-t-il une influence sur votre travail d'architecte ?C'est simple : si je n avais pas joué d'accordéon, je ne serais pas devenu architecte ! Je désirais en fait apprendre le piano, mais, vivant dans un régime très répressif au milieu de voisins antisémites, mes parents ont craint d'introduire un piano dans l'appartement, et donc décidé de m'apporter dans une valise, un accordéon qui est, comme vous le savez, une sorte de piano à bretelles.Après avoir émigré avec mes parents en Israël, j'y ai plus tard reçu la plus haute distinction musicale la même année que Ytzhak Perlman et un an après Daniel Barenboim.Mais lorsque j'ai reçu cette récompense, Isaac Stern, qui était le président du jury, m'a glissé : " Vous avez déjà épuisé toutes les possibilités sur cet instrument. Vous êtes un virtuose : il vous faut maintenant vous essayer au piano."Mais passer d'un clavier vertical à un clavier horizontal tient du grand écart. J'ai donc décidé de continuer dans la verticalité au travers de l'architecture...L'architecture est donc une sorte de piano vertical ?Absolument. C'est un peu comme l'accordéon. Et en effet, si j'avais joué du piano, je ne serais sans doute jamais devenu architecte.La tradition juive est importante dans votre oeuvre architecturale ?Oui, évidemment, puisque je suis juif : je ne suis d'ailleurs pas très heureux des déclarations de Netannyahou concernant la Pologne et dédouanant les Polonais durant la guerre.Et le coeur de cette tradition est la liberté, l'exode de l'esclavage. C'est le coeur de la tradition juive : de penser librement et de n'être l'esclave de personne, ce qui n'a rien à voir avec la religion ou les rituels.Peut-on également pointer Sukkot, la fête des cabanes, comme une influence dans votre architecture ?Bien sûr ! Mais en lisant la Bible, on trouve de nombreuses références à l'architecture : le tabernacle dans le désert, l'arche de Noé, le temple, Jérusalem tout cela fait partie inhérente d'une approche constructive à propos du monde. C'est une construction du futur.D'après la tradition, le monde est formé de 36 justes anonymes qui construisent la justice et la vérité. Et le monde entier, qui est une construction, repose sur leurs épaules.L'architecture est-elle une sorte de plante de métal ou de ciment... voire les deux, qui peut se développer et croître ?Oui, bien sûr. Les gens vivent dans leur maison, croissent avec l'architecture, qui les transforme et qui est transformée en retour. Il s'agit d'un milieu organique qui n'est pas aussi statique qu'il en a l'air.