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Au 17e siècle, Baruch Spinoza écrivait que "les hommes jugent les choses suivant la disposition de leur cerveau". Ou encore cette phrase sans appel: "L'expérience et la raison sont d'accord pour établir que les hommes ne se croient libres que parce qu'ils ont conscience de leurs actions et non pas des causes qui les déterminent." Un siècle plus tard, sous l'influence du spinozisme, les philosophes des Lumières considéraient que nos actes et nos pensées ne résultent pas de notre volonté. Ainsi, Diderot disait que l'homme veut mais n'est pas libre de vouloir. Auteur d'un récent essai publié chez Odile Jacob en avril 2021, où il met en exergue l'irrationalité de nombre de nos décisions, Mathias Pessiglione, directeur de recherche à l'Inserm et responsable du Laboratoire Motivation, Cerveau et Comportement à l'Institut du Cerveau (ICM - Paris), estime que les neurosciences cognitives ont de forts accents spinozistes. Les travaux des neuroscientifiques, faut-il le rappeler, ne plaident pas en faveur du libre arbitre. Selon Mathias Pessiglione, les neurosciences peinent à démontrer l'absence de libre arbitre, mais elles seraient confrontées à une difficulté encore bien plus redoutable si elles s'attelaient à en démontrer l'existence. "Le problème est qu'on ne sait pas conceptualiser l'intervention d'une volonté (une entité mentale) sur le cerveau (une entité matérielle)", écrit-il. Ayant établi de façon pratiquement irréfutable que l'activité cérébrale est l'unique support de notre vie mentale, la neuropsychologie, par l'étude de l'impact des lésions cérébrales, et la neuroimagerie ont décapité le dualisme cartésien, cette dualité corps-âme qui, aujourd'hui, est plus adéquatement présentée comme une dualité cerveau-esprit. Réfuter la position moniste matérialiste qui émerge de ce constat reviendrait à considérer que la pensée est à même d'agir sur la matière. "De nombreuses solutions ont été proposées pour soutenir cette possibilité, mais aucune n'a véritablement convaincu", dit Mathias Pessiglione. Aux yeux du chercheur de l'ICM, rien ne permet en effet de postuler l'existence d'une causalité allant du psychologique vers le matériel ni le scénario inverse. De nos jours, explique-t-il encore dans son essai, "la majorité des chercheurs en sciences cognitives considèrent, de façon souvent implicite, que l'esprit et le cerveau sont deux modes d'une même substance (comme aurait dit Spinoza) et non deux substances distinctes (comme aurait dit Descartes)". Esprit-cerveau: les deux faces d'une même pièce en quelque sorte. Il a été mis en évidence de manière convaincante que la volonté consciente n'est pas causale dans la génération des actions effectuées par un individu. Des travaux s'appuyant sur des stimulations magnétiques transcrâniennes ont dévoilé que l'on peut déclencher chez un individu, au gré des régions cérébrales que l'on stimule, un mouvement avec ou sans sentiment de contrôle et une intention consciente avec ou sans mouvement. "Il semble possible de dissocier, dans le cerveau, la partie qui génère le mouvement, au niveau du cortex prémoteur, et la partie qui sous-tend une impression de volonté, au niveau du lobe pariétal supérieur", commente Mathias Pessiglione. Et de poursuivre: "On ne peut pas déclarer qu'on a réfuté pour autant le libre arbitre, car notre cerveau pourrait décider librement, indépendamment de notre volonté. On peut en revanche constater qu'on est (pour l'instant) incapable d'intégrer le libre arbitre dans une théorie scientifique. De fait, une science du libre arbitre aurait quelque chose d'un oxymore. La science s'efforce d'identifier les lois qui permettent de prédire le comportement d'un système, qu'il soit inerte ou vivant. Un système qui pourrait à tout moment décider librement de son comportement serait par définition imprédictible - il échapperait donc aux lois scientifiques."En un mot, on n'a pas prouvé formellement que le cerveau (ou l'individu) n'est pas libre, mais on a établi sans équivoque que l'impression d'une volonté consciente régissant l'accomplissement de nos actes est un leurre. Des travaux de psychologie ont ainsi suggéré le notion de "cécité aux choix". Dans une expérience célèbre, on demandait aux participants de faire une série de choix, chacun indiquant parmi une paire de visages, présentés sur des cartes, lequel était le plus attrayant selon eux. Puis on repassait les visages choisis et on demandait une justification. Or l'expérimentateur, qui était aussi prestidigitateur, intervertissait certaines des cartes et demandait donc de justifier le choix inverse de celui qui avait été fait. Malgré cela, les participants ne se faisaient pas prier et inventaient sans ambages des raisons pour expliquer des décisions qui n'émanaient pas d'eux. Ainsi l'humain ne serait pas un être rationnel, mais rationalisant. Comme le cerveau agissant ne communique pas les motifs de ses choix, c'est le cerveau analysant qui trouve après coup des raisons aux décisions qui ont été prises. Ce n'est pourtant pas sur des décisions complexes, impliquant des préférences subjectives, que s'est cristallisé le débat sur le libre arbitre, mais sur des actes moteurs simples comme celui d'appuyer sur un bouton avec son index. L'expérience menée en 1983 par le neurophysiologiste américain Benjamin Libet a constitué l'un des principaux arguments pour clouer au pilori l'existence d'un libre arbitre. Alors que les participants étaient invités à pousser sur un bouton avec l'index de la main droite quand ils le souhaitaient et à préciser le moment où ils avaient l'impression subjective de prendre cette décision, l'expérience aboutit à la conclusion qu'au moment où ils pensaient exercer leur volonté consciente, leur cerveau avait déjà initié le mouvement qu'ils croyaient contrôler. De nombreuses critiques, notamment d'ordre méthodologique, s'abattirent sur l'expérience de Libet. Cependant, des travaux ultérieurs prêtant moins le flanc à la critique à ce niveau débouchèrent sur des résultats plus éloquents encore. "Ainsi, rapporte Mathias Pessiglione, dans des expériences où un carrefour en Y se présentait sur un simulateur de conduite, les enregistrements cérébraux permettaient aux chercheurs de prédire, plusieurs secondes avant qu'un sujet prenne conscience de sa décision, s'il allait tourner à gauche ou à droite."Comme le rapporte le neuroscientifique, il n'empêche que ces expériences soulèvent encore la controverse quant à la validité psychologique de la situation expérimentale. Dans l'expérience de Libet, par exemple, une des objections fondamentales est que les participants savaient qu'ils allaient devoir pousser sur un bouton. Quoi qu'il en soit, ce qu'il est convenu d'appeler l'inconscient cognitif règne en maître dans l'univers du fonctionnement cérébral. En effet, la plupart des processus cognitifs sont inconscients. Les travaux de Stanislas Dehaene, du Collège de France, et de Lionel Naccache, de l'ICM, dévoilent une réalité singulière: une myriade de circuits cérébraux très spécialisés travaillant en parallèle seraient voués à l'élaboration continue de multiples représentations mentales inconscientes. Celles-ci seraient en compétition. Un second "compartiment", que les chercheurs qualifient d'"espace de travail global conscient", présiderait à chaque instant à l'accession d'une de ces représentations mentales dans le champ de la consciente. Le philosophe Daniel C. Dennett, de l'Université Tufts, aux États-Unis, considère que l'impression de libre arbitre provient d'une reconstruction a posteriori. "Je partage totalement cette opinion", précise Mathias Pessiglione, qui écrit dans son livre: "Le sentiment du choix librement consenti serait bien une illusion rétrospective, vis-à-vis d'une décision prise par ailleurs (par d'autres systèmes cérébraux), librement ou non." Le neuroscientifique note avec pertinence que dans la schizophrénie, notamment, les patients perdent le sentiment d'être les agents de leurs actes et, dès lors, que si ce sentiment ressortit vraiment à l'illusion, ils "regardent en face une vérité que les sujets sains refusent de voir". D'après Dennett, un individu qui a opéré un choix dans les conditions physiques particulières où il se trouvait n'aurait pas pu effectuer un autre choix. Ainsi que le souligne Axel Cleeremans, professeur de sciences cognitives à l'ULB et directeur de recherches au FNRS, le contraire impliquerait d'invoquer une intervention extérieure, en contradiction avec l'idée que l'activité cérébrale est à l'origine de l'activité mentale. D'aucuns se réfugient derrière le principe d'indétermination de la mécanique quantique dans le but de défendre l'idée de l'existence du libre arbitre. Pour Mathias Pessiglione, ce n'est pas parce qu'il y a du "jeu" dans les phénomènes physiques (certains physiciens postulent par ailleurs un déterminisme sous-jacent) qu'il y a nécessairement libre arbitre. De même, faire valoir, pour le sauver, les fonctions stochastiques qui injectent du hasard dans les modèles relevant des neurosciences de la décision n'est pas probant car ces fonctions ne font que traduire notre incapacité à connaître tous les paramètres gouvernant le comportement de la matière à un moment donné. "Le hasard des modèles est là pour pallier ce manque d'information", dit Mathias Pessiglione. Et de conclure en transformant comme suit une célèbre phrase de Pierre Simon de Laplace (1749-1827): "Si nous disposions d'une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont [le cerveau] est animé et la situation respective de tous les éléments qui le composent... alors rien ne serait plus incertain pour nous ; le comportement à venir, comme le comportement passé, serait présent à nos yeux."