Rencontre avec une grande artiste protéiforme et d'avant-garde, la vétérane new-yorkaise Laurie Anderson, compagne de Lou Reed, disparu voici dix ans et dont ressort le documentaire consacré aux concerts de l'album "Berlin" en 2006.
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Laurie Anderson, une artiste multipistes qui a toujours eu la tête dans les étoiles - et d'ailleurs en résidence à la Nasa. Férue de technologie, la veuve de Lou Reed est notamment plasticienne, auteure et cinéaste, pratique le spoken word, écrit pour la danse, le cinéma et invente des instruments. Elle était la figure centrale de la dernière édition du festival de musique contemporaine Ars Musica, à l'automne dernier, événement où nous l'avons rencontrée. À bientôt 76 ans (ce 5 juin), Laurie Anderson conserve un appétit de découverte intact et une soif de création. Le démontre sa dernière oeuvre "The art of falling" présentée à Bozar durant le festival, tout comme l'installation virtuelle "To The Moon", créée en 2019 à l'occasion du 50e anniversaire du premier alunissage de l'homme. Preuve que son art total est loin d'être une vieille... Lune. Le journal du Médecin: Votre formation en sculpture a-t-elle fait de vous une sculptrice de chansons, de mots, d'images et de paysages? Laurie Anderson: En effet. Je suis par ailleurs peintre de musique et musicienne de peinture... (elle sourit) Je ne fais pas la différence entre toutes ces formes artistiques. Que je joue, chante ou que je peigne, le geste, la physicalité se révèlent très similaires. Puis je m'assieds et je me pose les mêmes questions: est-ce suffisant? Est-ce suffisamment complexe? Est-ce aventureux et magnifique? Tous ces questionnements surgissent, qu'il s'agisse de notes ou de couleurs. Votre travail doit-il également être organique? Non, j'aime les choses fragiles, le tranchant et le cassant, le moelleux et gluant: tout dépend. J'adore entreprendre des projets différents sans modèle préétabli. Les histoires ont peut-être tendance à m'attirer, mais ce n'est même pas certain. La musique est-elle une sorte d'expérience de seconde vie ("second life") pour vous? La seconde vie numérique me paraît minable. Mais je n'ai pas l'impression d'avoir un moi précis auquel je dois me tenir et pour lequel je dois adopter un style. Un moi qui m'oblige à en conserver un, auquel je m'accroche et qui m'emprisonne. Je suis une énigme pour beaucoup d'artistes, en particulier les plus jeunes qui passent leur temps à se dire qu'ils doivent se trouver une image de marque, en devenir une. Du genre: ''J'ai un style, et ce que je produis là n'est pas bon parce que cela ne lui correspond pas. Les gens penseront que je produis des oeuvres au hasard, différentes de ma stratégie de marque." C'est une façon très entrepreneuriale de créer des oeuvres. J'ai de la sympathie pour eux, et en même temps, je me sens étrangement responsable de la création de cet univers diversifié que plusieurs de mes moi, dont un "cartoon", ont imaginé. J'ai moi-même dû me plier à la loi de la marque de fabrique en tant que jeune artiste faisant irruption dans l'univers de la musique pop à l'époque de "Big Science" et du single "O Superman" au début des années '80. Les pontes de l'industrie musicale m'ont demandé quelle était ma stratégie de marque. J'ai répondu: "Vous plaisantez? J'ai juste fait ce morceau pour m'amuser!" Mais ces gens ne plaisantaient pas: ils fonctionnaient en termes de stratégie et d'image. En tant que première artiste en résidence à la Nasa, êtes-vous adepte de "La musique des sphères" de Pythagore pour qui la distance entre les planètes correspond à des intervalles musicaux? Bien entendu. Tout type de système qui semble avoir une certaine logique me séduit. D'un autre côté, l'un des livres les plus intéressants que j'ai lu ces derniers mois est "When we cease to understand the world" de l'écrivain chilien Benjamin Labatut. Un livre formidable qui parle principalement de mathématiques, de physique quantique, mais très proche de la musique à certains égards, et pénètre les pensées de scientifiques comme Fritz Haber, chimiste juif allemand qui a inventé le Zyklon B, et une méthode pour extraire l'azote de l'air. Un scientifique qui a donc mis au point un gaz responsable de la mort de millions de personnes, et l'azote, principal moteur de l'industrie de l'engrais, qui a permis de faire passer en un siècle la population mondiale d'un milliard à près de neuf. Un ouvrage passionnant sur les turpitudes de scientifiques à l'aube de leurs grandes découvertes, dans lequel le principe d'incertitude de Heisenberg, une autre sommité des sciences croisée dans ce roman, est appliqué à la poursuite humaine de la connaissance elle-même. Lisant cela, le sol se dérobe sous nos pieds: nos certitudes s'évanouissent quant à notre réussite professionnelle, notre capacité à mettre en valeur nos bonnes actions, notre sens de l'égalité sociale... Bref, pourquoi sommes-nous là? Musicalement parlant, qui, du punk new-yorkais, de la musique répétitive de Steve Reich ou de l'ambient de Brian Eno, vous a le plus influencée? Tous trois m'ont attirée. New York foisonnait de genres musicaux à l'époque où j'ai commencé à faire de la musique au milieu des années 70, et j'ai pioché aussi bien dans la musique calme de Brian, répétitive de Steve que dans la colère des punks. Quel regard portez-vous sur la scène slam? Ce jazz des mots peut se révéler intéressant. Je le perçois en effet comme le jazz qui est censé être créé au moment même, de manière spontanée comme le slam, mais se révèle souvent du recyclage de phrases... musicales. Des répliques que tout le monde connaît, et qui se répètent, avec juste des petits riffs ici et là. À la différence du free jazz, où il s'agit d'improviser de multiples manières à partir d'un thème. Grâce à John Zorn qui m'y a initiée, je fais probablement partie de ceux qui pratiquent ce sport. (elle sourit) La structure des chansons m'ennuie, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne sont pas belles, mais l'improvisation est tellement plus amusante à explorer. Vous sentez-vous proche de Robert Longo, Richard Prince, Lee Ranaldo, Kim Gordon, des artistes qui sont à la fois plasticiens et musiciens... Voire l'inverse? Oui, nous formons un club étrange car nous ne sommes pas censés agir de la sorte. J'ignore pourquoi, mais les artistes sont censés rester dans leur couloir de nage. On en revient au concept de marque: il ne faut pas embrouiller le public. Je ne pense pourtant pas que le cerveau des gens entre en ébullition par le simple fait de constater que nous sommes capables de surnager dans différentes disciplines. (elle sourit)Dans quelle mesure Lou Reed a-t-il influencé votre travail et, à l'inverse, quelle fut votre influence sur lui? Nous nous sommes mutuellement inspirés et influencés l'un l'autre à bien des égards. Lou était un immense parolier et écrivain, qui me reprochait souvent ne pas être assez précise, me conseillait de ne pas utiliser de concepts vagues, mais des mots concrets: "Ne dis pas c'est comme, mais dis-le", me disait-il. Un conseil avisé à garder à l'esprit et que je continue à suivre... en pensant à lui. Pour votre part, l'avez-vous influencé? Oui, je crois. J'ai essayé en tout cas... de me moquer de ses blousons en cuir. (rires) Je lui disais: "Allez, laisse tomber ce truc, c'est tellement banal." Lou savait que je disais vrai et pouvait l'enlever dans la seconde. Quel a été l'impact du 11 septembre sur vos oeuvres ultérieures, vous qui avez enregistré un album live à New York une semaine seulement après les attentats? Énorme. Nous nous sentions tous vulnérables et comme jamais auparavant. C'est un jalon important de notre histoire, cette invasion. Nous n'avions jamais été que des envahisseurs, pas des envahis. Vivre une telle expérience vous dote d'un peu d'empathie envers ceux qui connaissent un sort semblable. Sans avoir vécu ce genre de terreur, les Américains ne seraient pas en mesure de bien comprendre l'Ukraine, de ressentir la nervosité ou l'anxiété à l'idée de se faire attaquer par un voisin. Le fait d'avoir reçu à 12 ans, 12 roses de la part de J.F. Kennedy, initiateur du programme lunaire américain, à qui vous aviez écrit en remerciement du conseil avisé qu'il vous avait donné lors d'un déplacement en campagne dans le Wisconsin, a-t-il eu un impact sur vous? Ça a changé ma vie en quelque sorte (elle rit): l'amour et le pouvoir réunis... Tout est dit! (elle sourit)