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"S i j'ai choisi la médecine", confie le docteur Rappel dans son appartement perché au sommet d'un grand immeuble ucclois "c'est grâce au médecin de famille, qui m'avait mis au monde. Ce médecin s'occupait beaucoup de moi, car j'étais, après la guerre, très malade." Sans le savoir à l'époque, le jeune Marc avait deux cousins médecins. L'un résidait en Suisse où Marc avait été interné pendant la guerre, l'autre se trouvait à ce moment prisonnier du goulag : membre des Brigades Internationales et il a été cueilli à son retour en Russie et envoyé en Sibérie, d'autant que le complot des blouses blanches, les médecins juifs qui auraient soi-disant tenté d'assassiner Staline, fait fureur à l'époque en Union Soviétique. Car Marc Rappel est d'origine juive lituano-polonaise, régions qui faisait partie de la Russie à l'époque. " Exfiltrée des camps d'internement de France et de Suisse, la famille a échappé de justesse aux camps de la mort. La première chose dont je me rappelle petit, se souvient-il c'est de longer les barbelés avec ma maman dans le camp d'internement situé près de Gaillac. " Après la guerre, à six ans et demi, Marc découvre ce qu'était une maison et un appartement, rue Charles Martel puis boulevard Charlemagne à Bruxelles. Pendant ses convalescences successives, le garçon construit dès l'âge de dix ans de petites maisons à partir de boites de dragées, des constructions de plus en plus sophistiquées, et même une église... seulement trois ans plus tard. " J'ai fait mes primaires et au début de mes secondaires, je suis à nouveau resté des mois à la maison : à cette période, j'ai commencé à jouer au petit architecte avec des maquettes en carton.Je retourne à l'école et, un an ou deux plus tard, je contracte la scarlatine ! " À l'époque il n'existait aucun médicament : le seul remède consistait en une mise en quarantaine durant des semaines. Coincé à la maison, le jeune garçon continue à créer des maquettes de bâtiments. Parallèlement à ces constructions, souvenirs d'enfance que Rappel a gardés précieusement, le médecin qui l'a mis au monde continue à le visiter régulièrement et lui parle de ses maladies, des microbes, ce qui passionne le jeune adolescent. " Ce côté scientifique m'a fait basculer " avoue-t-il aujourd'hui. Il choisit latin-science et puis médecine : " au cours de mes études, le professeur Cordier qui donnait un cours magnifique nous racontait comment les petits organismes nerveux s'organisent dans le cerveau. Je trouve cela extraordinaire, car très... architecturé ! Inconsciemment, cela a dû me plaire et me pousser à choisir la neurologie. La neurologie étudie la machine en quelque sorte ; j'ai ensuite voulu savoir quel logiciel fonctionnait à l'intérieur, en me dirigeant ensuite vers la psychiatrie. " Passionné par la médecine, le jeune homme continue à s'intéresser à l'architecture et donc aux photographies qui prennent cette discipline pour sujet. Encore aujourd'hui, dès qu'il voit un immeuble qui lui plaît, le Dr Rappel lui tire son portrait. Et si on lui demande si son photographe préféré sera plutôt Moholy Nagy qui pratiquait l'abstraction basée sur l'architecture, il réplique : " En effet,j'adorais et continue à adorer le Bauhaus, et notamment les peintres de ce mouvement. Ceci tout en faisant de la médecine dans laquelle j'ai choisi des disciplines structurées, architecturées. C'est resté et c'est sans doute cet aspect qui m'a plu. Dès la troisième année de médecine, j'ai su que je deviendrais neurologue. La psychiatrie correspondrait plutôt à mon attirance pour l'abstraction, celle de l'Art déco qui reste ma pierre angulaire en matière d'architecture. Un style également ordonné, épuré, abstrait comme le Bauhaus. " Le passage au digital bouleverse sa pratique de la photographie : comme en psychiatrie, le travestissement y est un aspect important, par la retouche et la digitalisation. Côté artistique, Marc Rappel envisage la photographie comme une gravure, plutôt que comme une photographie. " Je vois l'angle qu'il me faut choisir et construis la photo : ce qui exige d'avoir l'oeil. " Avec le bouleversement technologique, le photographe avoue avoir numérisé toutes ses photographies sur un disque dur externe. Il en possède 125.000 de trains, de portes, de bateaux, de paysages... Quant à savoir si la psychiatrie aurait un lien avec le façadisme, prudent, il répond : " Peut-être. Mais je n'ai jamais fait de distinction à ce niveau. Je mène deux vies parallèles qui se joignent dans la manière dont je suis arrivé de l'une à l'autre, mais pas au point d'essayer d'interpréter l'une vis-à-vis de l'autre. " Et de sortir une photographie du vieux mur de l'université de Jérusalem : " elle est amusante, car c'est l'une des premières photos que j'ai prises avec mon appareil originel et mon premier film en 1957. On y décèle déjà la manière architecturée dont je prends la photographie. " " Tout ce qui est construction m'intéresse y compris les constructions intellectuelles comme les idéologies, les philosophies, la spiritualité, mais d'une manière scientifique, car je ne suis pas religieux. Dans la religion juive, tout se discute toujours et je possède d'ailleurs une manière particulière de penser. " Comme un résumé de son amour de l'abstraction et de l'architecture, il est dit dans la tradition juive que dix hommes suffisent pour faire une synagogue de manière symbolique. " Le bagage culturel joue un rôle, c'est certain " admet Marc Rappel. " Mon père avait beau se dire athée, il connaissait pourtant parfaitement la culture juive ". Et de conclure : " les religions ont de tout temps été symbolisées par des édifices. L'homme a toujours érigé une architecture particulière et massive pour célébrer le ou les dieux et, en tout cas, le transcendantal. "