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Le corps humain est décidément une merveille de complexité et de résilience face aux agressions extérieures. Mais il n'est pas parfait et la compréhension des mécanismes subtils qui font parfois défaut est de nature à faire progresser à grands pas non seulement la science, mais la médecine au chevet du patient. Une nouvelle illustration de ce principe vient d'être offerte par une recherche de haut niveau effectuée par une équipe du WELBIO à l'IRIBHM de l'Université libre de Bruxelles qui a décroché une publication dans la prestigieuse revue de référence "Cell Stem Cell". Les chercheurs ont constaté que le tissu squameux qui tapisse l'oesophage peut se modifier quand il est exposé de manière chronique au reflux acide. De manière étonnante, les cellules agressées donnent 'naissance' à des cellules qui ressemblent aux cellules embryonnaires, non encore différenciées. Comme si l'organisme fournissait littéralement du matériel de remplacement pour surmonter l'agression. Hélas, ces changements sont susceptibles d'induire des copies génétiques qui sont associés à un risque accru (jusqu'à 50 fois) de développer un adénocarcinome, une tumeur maligne de l'oesophage. Heureusement, ce n'est pas le cas chez tous les patients exposés à ce risque. Pourquoi cela arrive-t-il parfois et pas toujours? Ces mécanismes étaient encore méconnus. Ils sont aujourd'hui mis au jour. L'équipe de chercheurs dirigée par Benjamin Beck, chercheur qualifié FNRS et investigateur principal, a développé une méthode innovante de recherche: " Nous avons combiné des outils de pointe en biologie moléculaire avec des modèles in vivo afin de disséquer les mécanismes régulant la transition d'un état cellulaire à un autre dans l'oesophage. Le premier auteur, Alizée Vercauteren Drubbel, dispose des compétences nécessaires pour combiner ces techniques." Les chercheurs de l'ULB se sont associés à Sachiyo Nomura, une chirurgienne de la Tokyo Medical University, spécialiste de l'étude du reflux oesophagien et des métaplasies, définies comme le remplacement d'un tissu différencié donné par un autre en réponse à une agression tissulaire chronique. Ils ont démontré que le reflux chronique induisait la réactivation de la voie de signalisation Hedgehog dans l'oesophage, alors que cette dernière s'éteint normalement dès la fin du développement embryonnaire. La réactivation de cette voie dans l'oesophage adulte induit une dédifférenciation. Une partie de ces cellules change encore au cours du temps, devient similaire aux cellules tapissant le tube digestif et exprime des marqueurs des cellules de l'intestin. " C'était vraiment surprenant de voir des cellules de l'oesophage changer ainsi progressivement en activant seulement une voie de signalisation", souligne Alizée Vercauteren Drubbel. Prolongeant leur investigation, les auteurs montrent que la voie de signalisation Hedgehog modifie la différenciation de la quasi-totalité des cellules de l'oesophage, mais n'induit l'apparition de cellules métaplasiques que dans de rares cas. " Le fait que les cellules ressemblent un temps aux cellules embryonnaires suggère que les cellules de l'oesophage doivent d'abord se dédifférencier avant de pouvoir se différencier en autre chose. Nous avons pu prouver que ce changement d'identité cellulaire reposait sur l'apparition d'une protéine appelée Sox9", explique le Pr Beck. Ces découvertes fondamentales risquent-elles de déboucher, à terme, sur des solutions thérapeutiques? Existe-t-il, par exemple, des inhibiteurs de protéine Sox 9? " C'est effectivement la suite logique de nos recherches en cours, financées notamment par la Fondation contre le cancer, pour déterminer à la fois les facteurs de risques, d'éventuels biomarqueurs qui pourraient permettre d'isoler les patients à haute probabilité de voir le cancer se développer, mais aussi de molécules inhibitrices ou modulatrices de ce mécanisme." " Inhiber spécifiquement Sox 9, pourrait s'avérer très difficile et relativement peu efficace", explique Benjamin Beck. " Mais si la voie de signalisation Hedgehog est clairement impliquée, elle l'est peut-être en combinaison avec d'autres sur lesquelles on peut agir en synergie. Avec certains cocktails, on pourrait bloquer le développement des métaplasies, voire l'initiation tumorale. C'est en tout cas notre hypothèse." Ces travaux sont d'autant plus importants que le reflux oesophagien est une des nombreuses "maladies de civilisation". Augmentation du stress, nourriture trop épicée, augmentation des aliments hyper-préparés, défaut de fruits et légumes en quantité suffisante, les causes probables sont multiples, même si le mécanisme précis reste à dévoiler. " Il y a deux cancers principaux de l'oesophage. Le premier est lié à la consommation d'alcool et de tabac qui sont deux agressions directes. Ce cancer-là est en voie de régression dans de nombreux pays, notamment grâce à la diminution de la consommation de tabac. Par contre, l'adénocarcinome lié au reflux est en hausse constante de 10 à 15% annuels de par le monde. A tel point que les courbes sont en train de se croiser dans de nombreux pays tels que l'Australie, le Canada, ou les Pays-Bas. C'est alarmant et une prise en charge est urgente." Reste qu'en la matière, il vaudrait mieux... prévenir que guérir. " C'est un cancer sur les causes desquelles le patient peut agir, même si cela ne paraît pas spectaculaire. Le respect des règles hygiéno-diététiques et la prise en charge du surpoids permettent de diminuer le risque. De même, mieux ne vaut pas trop attendre pour parler à son médecin de son reflux gastrique. Dans l'immense majorité des cas, ce n'est pas grave. Si c'est plus sévère, des traitements pris en amont permettent généralement d'éradiquer le problème. Il faut donc en parler tôt et sans tabou à son médecin", insiste Benjamin Beck. Ce travail met donc pour la première fois en évidence les mécanismes modulant la plasticité des cellules qui pourraient constituer les étapes initiales d'apparition des métaplasies dans l'oesophage. Un outil précieux, car le pronostic du cancer de l'oesophage reste sombre. Actuellement, tous stades confondus, la survie médiane à cinq ans n'est que de 14% environ. Pour les stades où une résection chirurgicale est possible, elle est de l'ordre de 25%. Lorsque le diagnostic est tardif et qu'il existe des métastases, la médiane de survie avec un traitement palliatif ne dépasse pas une année. Des chiffres sont à prendre avec précaution, souligne l'Institut français du cancer: " Ce sont des moyennes statistiques qui ne disent rien d'une situation individuelle. Ces moyennes incluent tous les cancers de l'oesophage, quel que soit le stade auquel ils ont été diagnostiqués, qu'ils soient opérables ou non, quel que soit l'âge de la personne malade et quels que soient les problèmes de santé présents en dehors du cancer." L'augmentation de l'incidence de ces cancers semble résulter de l'augmentation de la fréquence des métaplasies de l'oesophage. " Par chance, seule une minorité des patients avec des métaplasies développe un cancer. Nous espérons qu'une meilleure compréhension de l'ensemble des mécanismes impliqués dans le développement des métaplasies de l'oesophage ainsi que de leur progression vers le cancer nous aidera un jour à identifier les patients les plus à risques", prédit Benjamin Beck.