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Le journal du Médecin: Il semble qu'on pousse parfois les soignants et les médecins jusqu'à la rupture à force d'exigence... Caroline Depuydt: En tant que médecin, on est soumis depuis le début de notre formation à des injonctions sociétales mais aussi "internalisées". Lorsqu'on commence des études de médecine, on nous dit: "Tu dois être un bon soignant, formé, performant, dévoué à son patient, qui apporte des soins de qualité et qui fait tout pour ce faire." C'est une injonction sociétale mais aussi internalisée dans le sens où nous-mêmes, en tant que médecins, nous nous disons "je veux être un bon soignant", dévoué à mon patient. Cela amène à cette habitude de travailler énormément. On a des difficultés à se fixer des limites. Lorsqu'on est fatigué, on a du mal à l'accepter parce qu'on est pris dans cette injonction. On s'interroge: "Si je suis fatigué c'est que je n'aime pas assez mon métier. C'est que je ne sais pas me dévouer." Il y a une certaine honte et un certain déni. La société s'attend à ce qu'un médecin ne compte pas ses heures. Il faut pouvoir répondre en urgence. La continuité des soins est indispensable. Pris dans cette double injonction, le médecin a tendance à s'oublier, à oublier qu'il a des limites. À oublier qu'il est un être humain. Tout cela peut l'amener au burnout. Mais pour prendre soins de ses patients, ne doit-on pas se reposer et prendre soin de soi-même? Bien sûr. Mais on légitime le fait qu'on prend des pauses, qu'on s'occupe de ses enfants, qu'on joue au tennis. L'excuse demeure: c'est pour mieux s'occuper de son patient. On essaie de normaliser cela, de répondre à cette injonction. On se dit: "Je ne le fais pas pour moi." Or un bon médecin, c'est quelqu'un qui doit se reposer. Je me suis rendu compte que même cette dimension-là est problématique. Parce qu'elle alimente l'injonction d'être performant qui fait oublier que les médecins aussi ont des besoins et des limites. Vous parliez de tennis... Billie Jean King disait que "la pression est un privilège. Elle n'arrive que pour ceux qui la méritent". Est-ce que ces pression et injonction n'ont pas un côté positif pour nous aider à être plus performant et proche de la perfection comme doit l'être le médecin? La question est: jusqu'à quand la pression est-elle, soit un privilège, soit un facteur de performance? Le système de stress est prévu pour s'activer de manière brève et intense et fait pour nous pousser à la performance. On pense à nos ancêtres, les chasseurs-cueilleurs, dans la steppe, poursuivis par un lion... Ils avaient intérêt à ce que leur système de stress s'active de manière intense. Le problème des médecins dans nos sociétés actuelles est que la pression ne s'arrête plus jamais. Cela est épuisant. Il faut que cette pression nous soutienne et non pas nous submerge. Une autre joueuse de tennis en a parlé: Naomi Osaka. "La pression m'a détruite", a-t-elle déclaré. Elle a dû déclarer forfait pour des grands chelems parce qu'elle était en rupture de stress... C'est une des premières qui l'a avoué et se l'est avoué... Jusqu'ici, c'était quelque chose d'inavouable chez les sportifs de haut niveau. Chez les médecins, c'était tout aussi inavouable. Heureusement, maintenant, on commence à sortir du bois. On se l'autorise. On se dit: "C'est OK d'être sous pression, de vouloir prendre soins de soi"... Ce n'est pour ça qu'on est moins performant, que du contraire. On aurait pu croire qu'avec les horaires des plus jeunes médecins d'aujourd'hui (un médecin âgé est remplacé par deux médecins actuellement), cela pourrait aider à contrer le surmenage... Il faut voir cette diminution du temps de travail comme une conséquence positive de la prise de conscience de ces jeunes médecins de l'importance de prendre soin d'eux, d'avoir une vie de famille, d'être des humains, époux, épouses... Mais encore faut-il le revendiquer par rapport à la société... Vous-même pensez-vous, à titre personnel, être à risque? En fait, oui. En tant que femme, médecin et psychiatre, j'ai cette tendance à faire bien les choses, à me dévouer, à mettre mes limites un peu de côté. La crise du Covid a été un grand facteur de déstabilisation pour nous soignants. Après la pandémie, je me suis retrouvée en pré-burnout, en perte de valeur justement. J'avais le sentiment d'avoir trop donné alors même que j'étais consciente de devoir prendre du temps pour moi. Aujourd'hui, j'en prends. Pour moi seule. Et je suis d'autant plus épanouie dans mon métier. Quand je pars en congé, maintenant, je programme des réponses automatiques d'absence du bureau dans ma boîte email, ce que je ne faisais pas auparavant... J'ai l'impression que les femmes sont plus touchées lorsqu'elles exercent un métier de pouvoir car elles pensent devoir davantage prouver leurs compétences que des hommes. Question intéressante. Statistiquement, il n'y a pas plus de burnout chez les femmes que chez les hommes et ni plus ni moins de perfectionnistes. Mais la charge mentale chez la femme n'est pas encore tout à fait la même que chez les hommes. Lorsqu'on arrive à des postes de management, être une femme est en effet un facteur supplémentaire d'épuisement car nous sommes encore investies dans la vie de famille, l'éducation des enfants, les courses,... Et le côté, comme vous le dites, "on doit encore faire ses preuves" existe. C'est probablement encore une injonction sociétale et internalisée. "Je vais leur montrer ce dont je suis capable!". Les femmes ont plus de mal à se sentir légitimes que les hommes. Ça été démontré: un homme qui remplit 60% des critères pour un poste se sent légitime ; à même poste, une femme, même si elle remplit 100% des critères, se posera encore des questions...