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Pour saint Augustin, le mensonge est une faute absolue. Et selon Emmanuel Kant, qui partage cette opinion, il est également une atteinte au droit. Imaginons que durant la Seconde Guerre mondiale, vous ayez caché un Juif dans la cave de votre maison et que la Gestapo ait frappé à votre porte pour vous demander si tel était bien le cas, votre devoir, selon saint Augustin et Kant, aurait été de répondre oui. Comme le précise le Pr Xavier Seron, ancien président de la Société de neuropsychologie de langue française, membre de l'Académie royale de Belgique et auteur de Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique 1, cet exemple reflète bien la manière dont le mensonge est généralement appréhendé dans les textes de philosophie morale : une conduite négative et moralement répréhensible qui s'oppose à la vertu d'honnêteté. Toutefois, Augustin considère que si l'on ne peut mentir, on a le droit de se taire, mais surtout de " dissimuler le vrai " par une réponse ambiguë, un subterfuge exempt de tout mensonge. Ainsi, dans l'exemple susmentionné, vous pourriez répondre : " Je sais où il se trouve, mais je ne vous le dirai pas. "Nous entrons ici de plain-pied dans la sphère de la casuistique. " Dissimuler la vérité sans mentir est un 'art' dans lequel les Jésuites ont excellé en misant sur les subtilités et les ambiguïtés du langage ", indique Xavier Seron. Ainsi, à une question telle que " Cachez-vous un fugitif dans votre maison " (fait avéré), il est possible de répondre non, sans mentir, lorsqu'on n'est que locataire des lieux. Le Pr Seron souligne que le rigorisme d'Augustin et de Kant n'est pas unanimement partagé. Platon, par exemple, admettait le " mensonge en paroles ", celui qui, proféré par les gouvernants, s'avérait utile à la Cité. Et les stoïciens aussi estimaient que si mentir doit être prohibé, la sagesse impose d'admettre quelques entorses à cette règle, de tenir compte des circonstances de la réalité. De nos jours, les travaux de psychologie classent les mensonges entre prosociaux et antisociaux, les premiers visant à aider ou protéger autrui, les seconds à assurer un profit personnel. Aux yeux de Xavier Seron, le mensonge est une nécessité pour l'harmonie sociale. Et d'illustrer le propos par le cas des mensonges altruistes. " Imaginez que vous ayez 20 ans et que vous soyez assis dans un tram bondé. Vous avez vécu une journée harassante. Une dame âgée arrive, vous vous levez pour lui céder votre place. Elle vous dit : "Merci, mais vous n'êtes pas fatigué au moins ? " Vous l'êtes, mais vous répondrez non. "Les mensonges constituent un espace à géométrie variable selon leur nature, leur objectif, leur gravité... En outre, ils ne sont pas inféodés à l'expression orale, l'intention de tromper pouvant trouver un terrain fertile dans la rétention d'information, dans des gestes, des mimiques faciales, des émotions feintes ou différentes conduites qui véhiculent un message destiné à tromper son destinataire. Une forme particulière de mensonge est celle qui consiste à se mentir à soi-même. Comme le postule la théorie de la dissonance cognitive proposée en 1957 par le psychosociologue américain Leon Festinger, tout un chacun éprouve le besoin d'une cohérence interne et, partant, cherche à diminuer l'écart qui peut exister entre l'image qu'il a de soi et ce qu'il a effectivement réalisé. Le coeur du problème est donc la défense de l'estime de soi. " Un exemple typique est celui de la personne qui se convainc, sans raison objective, que si sa candidature à un emploi n'a pas abouti, c'est parce que le responsable des ressources humaines chargé de l'entretien d'embauche était un incompétent ", commente Xavier Seron. Dans une étude publiée en 2010 dans Human Communication Research, les psychologues Kim B. Serota, Timothy R. Levine et Franklin J. Boster se sont intéressés à la fréquence des mensonges à travers les mesures autorapportées (recension de ses propres mensonges) effectuées par 1.000 adultes représentatifs de la population américaine (classes d'âge, niveaux socioculturels, etc.). La moyenne relevée fut de 1,65 mensonge par jour par personne, mais avec des écarts interindividuels très marqués. En effet, selon les résultats enregistrés, " (...) la moitié des mensonges recueillis est produite par seulement 5% des individus, et 22,7% des mensonges sont dus à 1% de l'échantillon ", relate le Pr Seron dans son livre. Toutefois se pose ici la question de la fiabilité des mesures autorapportées. Ne sont-elles pas elles-mêmes entachées de fausses déclarations ? Les menteurs pathologiques sont-ils ces personnes à la personnalité psychopathique qui produisent régulièrement des mensonges antisociaux sans ressentir la moindre culpabilité ? Non, la définition du menteur pathologique se réfère aujourd'hui à la mythomanie 2, à ces individus qui mentent sans raison détectable (si ce n'est le plus souvent pour se mettre en valeur) et surtout se révèlent incapables de contrôler leur propension au mensonge. Dans son livre, Xavier Seron cite l'exemple d'un juge californien, nommé Patrick Couwenberg, qui s'était inventé une biographie où cohabitaient des origines aristocratiques, une jeunesse méritante, des exploits militaires ou encore des diplômes prestigieux. Un journaliste découvrit le pot aux roses en 1997. " Lorsqu'il sera confronté à l'absence de preuves en faveur de ses fabuleux récits, dans un premier temps, le juge se défendra en disant que, comme il a également été un agent de la CIA, l'Agence a intentionnellement caché toutes les traces de son existence antérieure. Il finira cependant par reconnaître ses affabulations et sera démis de ses fonctions ", peut-on lire dans Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique. C'est ici que transparaît une double différence entre le menteur pathologique et le sujet délirant. Chez le premier, les propos émis revêtent une certaine plausibilité, ce qui n'est pas le cas chez le second, lequel pourra affirmer, par exemple, avoir été emmené dans une soucoupe volante par des extraterrestres. D'autre part, le mythomane finit par céder aux contre-arguments déployés contre ses assertions, tandis que la personne délirante ne fléchit pas. Le cerveau des menteurs pathologiques diffère-t-il structurellement ou fonctionnellement de celui des sujets normaux ? " Pour l'heure, les très rares expériences de neuroimagerie menées dans ce cadre ne permettent de dégager aucune certitude, notamment parce qu'elles mêlent des populations très différentes : menteurs pathologiques, psychopathes et simulateurs ", indique Xavier Seron. Cela étant, tout semble indiquer que la propension au mensonge pathologique soit d'éclosion précoce - durant l'enfance ou l'adolescence - et puisse avoir pour terreau des traumatismes, tels le décès d'un parent ou l'abandon. " Quant à la motivation du mythomane, elle serait en lien, selon certains chercheurs, avec un besoin de reconnaissance de soi. Ce qui expliquerait pourquoi le menteur pathologique est habituellement le héros de ses récits ", dit notre interlocuteur. On peut considérer que dans la vie quotidienne, plus de 90% des propos tenus ne sont pas mensongers. Pour le Pr Seron, il existe une propension en faveur de la vérité, de sorte que la communication entre les humains est globalement vraie. Au sein d'une espèce qui échange des informations à l'envi, cela paraît indispensable au bon fonctionnement sociétal. Il est d'ailleurs vraisemblable que cette propension ait été sélectionnée par l'évolution. Probablement est-il également raisonnable de penser que le mensonge trouve des précurseurs dans les " tromperies " que l'on observe au sein du monde animal, ces postures et émissions de signaux destinées à falsifier la réalité, notamment dans le but d'échapper à un prédateur ou d'asseoir un statut de dominant. " L'animal trompe toujours dans son intérêt et est inféodé au moment présent, tandis que l'être humain peut mentir pour des raisons diverses et éventuellement en se projetant dans une perspective future ", conclut toutefois Xavier Seron.