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Le journal du Médecin: Depuis vos débuts, le monde et Le Monde ont changé? Jean Plantu: Bien sûr qu'il y a d'énormes changements. Quand je faisais des dessins dans les années 70, il y avait le mur de Berlin, et l'Amérique latine était remplie de dictatures. Et je croyais que quand la gauche arriverait au pouvoir un jour, nos relations Europe/Afrique seraient transformées. C'est la raison pour laquelle j'ai été longtemps considéré comme un dessinateur "tiers-mondiste"... J'aimais ce qualificatif qui m'était pourtant attribué de manière condescendante. Et puis j'ai vu comment la gauche au pouvoir dès 81 répétait les mêmes mauvaises d'habitudes avec nos amis Africains. Et moi qui croyais que mes dessins publiés dans Le Monde et dans Le Monde Diplomatique pourraient changer quelque chose... Internet a changé la donne? Bien sûr! Nous n'arrêtons pas de défendre des dessinateurs de presse qui sont l'objet de persécutions à partir des réseaux sociaux. D'ailleurs quand les dessinateurs danois ont réalisé les dessins dits du Prophète, s'il n'y avait pas eu les réseaux sociaux et trois imams manipulateurs, l'affaire serait restée à Copenhague et ne serait pas devenue une polémique mondiale avec les conséquences que nous connaissons en France, en Belgique et ailleurs. Concernant le dessin du New York Times à propos de Trump et Netanyahou qui mit un terme aux dessins dans ce journal, il est étonnant de constater qu'il avait été publié dans la presse portugaise auparavant sans faire de remous... Il faut savoir que le dessin d'Antonio a été réalisé par un immense artiste. Il est reconnu dans tout le Portugal ; il se trouve que le peuple portugais est incroyablement tolérant. Les journalistes peu scrupuleux du New York Times avaient repris le dessin d'Antonio sur Internet sans lui demander son avis ; ensuite le journal, puis Trump... puis la presse bien-pensante ont considéré Antonio comme l'archétype de l'antisémite! ... et depuis le dessinateur a eu plein d'ennuis et j'enrage d'assister à cette injustice. D'ailleurs, au mois de mai nous ferons une exposition à l'Abbaye de Stavelot et nous comptons bien inviter Antonio pour qu'il puisse raconter ce qu'il a vécu. Finalement, ce qui compte plus que les lecteurs désormais, c'est la réputation du journal... notamment auprès des publicitaires et de la manne que la pub représente en termes de revenus. On craint moins de perdre des lecteurs désormais que des budgets publicitaires? Le marketing a pris une place très importante dans l'audimat des télévisions et des médias. Je suis allé dans plusieurs dictatures comme en Iran: les choses sont claires: à Téhéran, si tu fais ça, tu vas en prison et si tu ne le fais pas, tu seras épargné. Dans le monde occidental, il n'y a pas besoin d'ayatollah, la censure est déjà dans la tête de certains dans nos spécialistes en médias. "La dictature peut s'installer sans bruit." Faut-il parler de la liberté d'expression de façon pédagogique uniquement via le dessin (on pense au sort tragique de Samuel Paty), même si celui-ci vaut mieux parait-il qu'un long discours? Depuis la création en 2006 de l'association Cartooning for Peace avec Kofi Annan, nous avons pris l'habitude de réunir des dessinateurs chrétiens, juifs et musulmans pour aller dans les écoles et nous organisons des expositions/rencontres avec les jeunes dans les écoles, les maisons de quartier et nous allons également dans les prisons. Et nous avons fait venir à Molenbeek des dessinateurs israéliens, palestiniens et tunisiens qui ont discuté très simplement en commentant leurs dessins avec les jeunes de cette commune de Bruxelles. Auprès d'eux, j'ai appris beaucoup de choses. Le dessin peut être provoquant, mais ne doit-il pas être drôle avant tout? Le dessin est une image qui peut être drôle, dérangeante, insolente, énervante, soulageante etc. Si en plus l'image est belle et drôle, c'est encore mieux. Elle peut faire rire des personnes qui ont une proximité de cultures. Mais y a aussi aujourd'hui des personnes qui ne savent pas ce qu'est l'ironie ou le second degré. Guy Bedos disait que le sérieux était en train d'envahir nos libertés: " Le sérieux, c'est le cholestérol de l'imaginaire". En 2006 concernant les caricatures de Mahomet, vous avez plaidé pour l'autocensure et pour la responsabilité journalistique du dessinateur... Je n'ai pas à dire à un autre dessinateur ce qu'il doit faire ou ne pas faire ; et je ne supporterais pas que quelqu'un vienne me dire ce que je dois ou ne dois pas dessiner. Quand il y a eu les fatwas lancées contre les dessinateurs danois, Kofi Annan, le Secrétaire Général de l'ONU m'a demandé de réunir aux Nations Unies des dessinateurs du monde entier, des Chrétiens, des Juifs, des Musulmans, des agnostiques et des athées. C'était le début d'une grande aventure qui nous a permis de faire des ponts entre les pays, les opinions, les religions et les cultures. Et partout où je suis allé depuis 2006, je me suis battu dans le monde musulman pour expliquer que jamais les dessinateurs danois ne s'étaient levés un matin en voulant humilier 1,5 milliard de musulmans ; or c'est ainsi que leurs dessins ont été interprétés. Et quand je dis cela en France ou en Belgique, cela peut passer mais quand je dis que je défends les dessinateurs danois et ceux de Charlie-Hebdo à Beyrouth, à Alger ou à Gaza, c'est plus compliqué... Le dessinateur doit donc être pris au sérieux, et il doit donc prendre son travail au sérieux... Le dessinateur est un artisan comme un autre. Y aurait-il un côté fou du roi chez le dessinateur de presse, qui peut exprimer ce que d'autres n'oseraient écrire? Ce qui est sûr, c'est que l'image est un langage qui permet de dire des choses que nous ne sommes pas capables de dire par la parole.Comment se manifeste le politiquement correct actuel au niveau du dessin de presse? En fait, quand je suis devant ma page blanche, je ne me pose pas cette question. Je fais mes brouillons j'en fais jusqu'à cinq à dix, sans faire attention à quoi que ce soit, sans prendre de précaution, et j'envoie tout ça à la rédaction en chef. Ensuite, ils se débrouillent et après quelques petites conversations, on aboutit au dessin publié. Et croyez-moi, je découvre quelquefois mes dessins imprimés en constatant avec gourmandise qu'ils échappent totalement au politiquement correct. C'est ça le rôle du dessinateur: flirter avec la ligne rouge et quelques fois la dépasser dans un univers culturel qui permet certains dérapages ; pourvu que ces dérapages soient contrôlés. La polémique sur le dessin de Gorce a-t-elle hâtée votre retraite, même si vous venez de fêter vos 70 ans (un joyeux anniversaire! )? Merci beaucoup! Cela fait plus de dix ans que je souhaite être remplacé par un jeune.Et le directeur du journal Le Monde a dit qu'il était OK pour que l'on mette à ma place des dessinateurs de Cartooning For Peace. Le lundi il y aura un Algérien, le mardi une Russe, le mercredi une Soudanaise etc. J'ai annoncé mon départ l'année dernière sur TV5 et RTL. Et le départ du Monde de Xavier Gorce, dessinateur de talent que je soutiens est arrivé beaucoup plus tard. Donc, rien à voir. Cela dit, son dessin est génial! Les attentats de 2015 ont-ils changé votre approche du dessin? Non, je continue exactement comme avant. La seule différence c'est que chaque jour, je suis accompagné par des officiers de police dans les écoles, dans les médias et partout où je vais. La liberté d'expression ne concerne pas seulement les dessinateurs. Nous allons vite nous apercevoir que la menace concerne tous les citoyens. On l'a vu avec la tragédie de l'enseignant Samuel Paty. Vos modèles? Gustave Doré ou Daumier? J'ai découvert Gustave Doré et Daumier un peu plus tard. Ce sont des maîtres! Mais ceux qui m'ont influencé quand j'étais adolescent c'est Hergé le créateur de Tintin, Reiser le créateur de Gros Dégueulasse. J'ai la chance de pouvoir réaliser une exposition au musée Hergé à Louvain-la-Neuve. Ce sera en 2022 et nous y montrerons toutes les influences d'Hergé dans mon travail. Qu'est ce que cela représente pour vous d'être membre de l'académie royale de Belgique? Oh! Ça m'a fait plaisir, car j'aime tellement la Belgique. Je me sens chez moi, notamment pour avoir suivi les cours à Saint-Luc à Bruxelles, et je trouve que les Belges ont beaucoup à nous apprendre à nous Français. Ils ne se prennent pas au sérieux et ils sont légèrement surréalistes et mes copains les dessinateurs Kroll, Cécile Bertrand, Marec, Nicolas Vadot, Geluck, Lectrr et Cost sont totalement déjantés comme j'aime. J'ai beaucoup à apprendre en regardant leurs dessins. Un dessin que vous regrettez d' avoir publié? Celui de Jean-Paul II enregistrant un disque, c'était n'importe quoi! Par contre, j'ai dessiné le 22 mars 2016, au moment des attentats à Bruxelles un dessin de fraternité franco-belge et ça m'a fait du bien, car parmi les victimes de la tragédie, il y avait, Gilles Laurent, ingénieur du son pour le film Caricaturiste, fantassins de la Démocratie. Il nous a suivi partout, au Proche-Orient, au Mexique jusqu'à Copenhague pour interroger les dessinateurs menacés et puis... A ma grande surprise, le Pape François a retwitté ce dessin. Il y a quelque part le surréalisme en Belgique et cela me plaît énormément. Il y a dix ans j'ai voulu téléphoner à une journaliste de la RTBF, j'ai entendu la voix du répondeur "bonjour etc." et puis après 30 secondes la voix continuait "...ah bon? Vous êtes toujours là, quelle patience! !" Quand j'ai entendu cela au téléphone, je me suis dit que décidément j'aimais ce pays. Un dessin que vous regrettez de n'avoir pas publié? J'ai la chance d'avoir publié tous les dessins qui me paraissent importants. Quand je crois en un dessin, je le propose jusqu'à 30 fois au rédacteur en chef jusqu'à ce qu'il soit publié. Et je vous jure: ça marche. Qui seraient vos héritiers? Tous les dessinateurs de Cartooning for Peace qui vont être publiés à ma place à la Une du Monde ; ce sont des amis et ils vont consolider la place que j'ai réussi à animer pendant tant d'années à la Une du journal Le Monde. Le dessin est figé comme le texte, au contraire des images qui bougent sur les écrans... Sont-ils dès lors tous deux en danger? C'est la raison pour laquelle j'ai profité du premier confinement pour me perfectionner dans l'animation de dessins politiques. Et je découvre que l'animation des images est très attendue sur Instagram. Quand mon dessin est terminé, je le glisse sur Facebook et sur Twitter. Et pour Instagram je propose le même dessin avec une petite animation. En ce moment, j'essaye de faire marcher un pangolin...