L'interférence temporelle transcrânienne permet la stimulation électrique non invasive des zones profondes du cerveau.
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Technique de neuromodulation non invasive, la stimulation transcrânienne à courant continu (tDCS) fait florès depuis plus de 20 ans, avec des applications thérapeutiques dans différents domaines. En fonction de la polarisation choisie, la tDCS peut diminuer ou augmenter le seuil d'excitabilité des neurones concernés par son action et ainsi faciliter ou, au contraire, rendre plus difficile le déclenchement des potentiels d'action qu'ils émettent. Elle se heurte cependant à une difficulté majeure: l'impossibilité d'accéder de façon focale à des zones cérébrales profondes. En effet, elle stimule l'ensemble des structures corticales rencontrées sur le chemin entre le scalp et la zone profonde d'intérêt, ce qui se traduit par des traitements inefficaces lorsque la pathologie (ou la fonction) implique des zones profondes du cerveau. Son champ d'application est donc circonscrit aux régions cérébrales superficielles. Pour contourner l'écueil de ce manque de ciblage, il convient alors de recourir à la stimulation cérébrale profonde (DBS - Deep Brain Stimulation). Cette technique qui nécessite une chirurgie d'implantation d'électrodes intracérébrales répond actuellement à des indications limitées. La principale est la maladie de Parkinson, chez des patients difficiles à traiter par voie médicamenteuse. Dans ce cas, la cible est le noyau sous-thalamique. Ces dernières années, une nouvelle technique de stimulation profonde du cerveau a vu le jour: la stimulation par interférence temporelle transcrânienne (tTIS). Elle est sélective et son emploi ne requiert ni implants ni chirurgie. Comment, au départ d'électrodes collées sur le scalp, le courant émis atteint-il les profondeurs du cerveau sans agir sur les zones intermédiaires traversées? "La méthode repose sur deux concepts clés", explique Pierre Vassiliadis, postdoctorant à l'École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). "D'une part, elle repose sur l'application de deux courants électriques dotés de fréquences légèrement différentes. D'autre part, ces dernières sont très élevées, supérieures au kilohertz." Il précise que les neurones ne sont pas capables de répondre aux très hautes fréquences, à l'image de notre ouïe qui ne perçoit les sons que dans une bande de fréquences déterminée. Résultat: les structures cérébrales figurant sur le trajet conduisant à la région ciblée ne sont pas affectées par les stimulations électriques qui les traversent. Par ailleurs, les deux courants électriques sont orientés pour converger au niveau de la cible, où, élément cardinal, la légère différence de fréquence entre eux devient la fréquence de stimulation effective. "Il s'agit alors d'une fréquence physiologique, dans le haut gamma", ajoute Pierre Vassiliadis. Aussi la zone ciblée y est-elle sensible. Aux yeux du chercheur, la tTIS peut dès lors être considérée comme un outil susceptible de jouer un rôle thérapeutique dans la sphère des troubles moteurs ou neuropsychiatriques. La première étude qui valida le concept de l'interférence temporelle transcrânienne date de 2017. Elle fut menée sous la direction de Nir Grossman, alors neuroscientifique au Massachusetts Institute of Technology (MIT) - il travaille aujourd'hui à l'Imperial College London. Cette preuve de concept fut réalisée principalement à travers des enregistrements de neurones chez le rongeur. La structure cérébrale ciblée était l'hippocampe, bien connu pour son rôle primordial dans les processus de mémorisation, notamment. À la fin de l'année 2023, la même équipe obtenait des résultats similaires chez l'humain. En parallèle, dans le cadre de son doctorat effectué sous la cotutelle de l'EPFL, sous la direction du Pr Friedhelm C. Hummel et de l'Institut de neurosciences de l'UCLouvain (Pr Julie Duqué, Dr Gérard Derosière), Pierre Vassiliadis s'intéressa à la possibilité d'appliquer la tTIS au striatum humain, structure nerveuse sous-corticale faisant partie des ganglions de la base. Le striatum est une région connectée à de nombreuses autres régions cérébrales et engagée dans nombre de processus moteurs et cognitifs, tels que l'apprentissage moteur, le traitement de la récompense ou la motivation. Jamais il n'avait pu être stimulé électriquement au moyen de techniques non invasives. "Grâce à la tTIS, en revanche, il est possible d'étudier le rôle causal de structures profondes comme le striatum dans différents types de comportements, alors que les études classiques effectuées en soumettant des participants à des tâches expérimentales sous IRM fonctionnelle (IRMf) ne permettent que de dégager des associations et non d'affirmer qu'une zone cérébrale déterminée est causalement impliquée dans le processus étudié - prise de décision, apprentissage ou autre", souligne Pierre Vassiliadis. Des recherches suggèrent que, chez le rongeur, des ondes de l'ordre de 80 hertz (haut gamma) au niveau du striatum sont impliquées dans le processus d'apprentissage moteur par renforcement (récompenses). Aussi Pierre Vassiliadis et ses collègues de l'EPFL et de l'UCLouvain se sont-ils penchés, chez l'homme, sur l'interaction entre les processus motivationnels liés à la récompense et les processus d'apprentissage moteur, avec pour hypothèse que stimuler le striatum par un courant de 80 hertz perturberait cet apprentissage. Dans une étude par IRMf en double aveugle, 24 sujets sains ont été invités à accomplir une tâche d'apprentissage moteur consistant à moduler la force à appliquer à un capteur qu'ils tenaient dans leur main dominante, afin de placer un curseur sur une cible se déplaçant sur un écran. Selon la technique tTIS, un courant de 2.080 hertz et un autre de 2.000 hertz leur étaient administrés concomitamment et de façon telle qu'ils se croisaient au niveau du striatum, y provoquant une interférence temporelle de 80 hertz. Pour montrer la sélectivité de la stimulation à 80 hertz, une condition contrôle mettait en oeuvre une interférence à 20 hertz. Les participants recevaient en permanence un feed-back - cible verte en cas de succès, rouge en cas d'échec et, dans une situation contrôle, changements aléatoires de couleur. "Connaître sa performance constitue une certaine forme de récompense", commente Pierre Vassiliadis. Qu'observèrent les chercheurs? Une perturbation de l'apprentissage moteur, mais uniquement dans le cas où la stimulation avait une fréquence de 80 hertz et que l'apprentissage impliquait une récompense. Cela confirmait l'hypothèse d'une perturbation sélective du mécanisme de renforcement à 80 hertz (et pas lorsque l'interférence était de 20 hertz). De plus, ces effets comportementaux étaient corrélés à des changements d'activité neurale spécifiquement dans le striatum, suggérant une bonne focalité de stimulation. Ces résultats firent l'objet d'une publication le 29 mai 2024 dans Nature Human Behaviour. "Publiée dans Nature Neuroscience le 10 octobre 2023, une étude précédente de notre laboratoire, toujours basée sur la tTIS et ayant le striatum pour cible, faisait appel à un protocole très différent", rapporte notre interlocuteur. "La stimulation électrique n'y était pas continue, mais pulsative (des trains d'ondes thêta-burst de deux secondes toutes les dix secondes). Quant aux participants, ils devaient réaliser une tâche de pianotage séquentiel avec les doigts. Il avait été démontré chez l'animal que ce type de stimulation générait de la plasticité dans la zone cible, pouvant améliorer les performances dans une tâche d'apprentissage moteur. C'est ce que nous avons pu démontrer chez l'humain: la stimulation pulsative du striatum augmentait son activité et bonifiait la performance motrice." Tout indique donc que selon les protocoles de tTIS choisis, il doit être possible d'induire des effets de perturbation ou d'amélioration des performances en matière d'apprentissage moteur. Il reste à reproduire ces résultats, puis à cibler d'autres zones cérébrales profondes, à déterminer précisément les fréquences des courants à administrer selon l'objectif poursuivi et les régions cibles (striatum, hippocampe ou autres), à se pencher sur de potentielles applications cliniques (addictions, dépression, troubles de la mémoire....), etc. En outre, une application clinique particulière pourrait consister à mesurer la réponse d'un patient donné à une stimulation non invasive avant de l'orienter éventuellement vers une chirurgie d'implantation d'électrodes cérébrales. Cette perspective demeure très spéculative, dans la mesure où l'on ignore encore les liens entre les réponses respectives à une stimulation cérébrale non invasive et à son homologue invasive. "Au-delà de ses applications cliniques potentielles, la tTIS revêt un intérêt pour la recherche fondamentale", insiste Pierre Vassiliadis. "Désormais, nous pouvons stimuler de façon focale des régions profondes du cerveau chez des sujets sains et étudier ainsi leur rôle causal dans divers comportements."