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Le journal du Médecin : Vous rêvez-vous en Étienne Klein du théâtre, expliquant la science par ce biais ?Bruno Emsens: Ce n'est pas du tout mon objectif de parler de la science au théâtre : j'y suis venu surtout pour l'humain. Si j'ai quitté le champ scientifique, c'est parce que j'avais l'impression que l'objet de recherche portait toujours sur des choses inanimées. Or le théâtre est un art vivant.Vous préférez donc l'alchimie à la chimie ?Oui, les phénomènes humains mystérieux, subtils, sensibles, magiques...C'est ce qui manque à vos yeux dans la science : l'imaginaire ?Il lui manque beaucoup de choses : elle est loin d'embrasser la complexité de la vie, s'intéresse à une partie seulement et le fait plutôt bien. Mais j'aime l'esprit scientifique qui ne se fixe pas aux apparences, qui est toujours dans la recherche, essaie de découvrir derrière ce qui se passe. En cela, le théâtre est assez similaire et empirique.Par contre, le sujet de la science est pour moi un peu loin de l'homme. J'ai voulu pratiquer la science de l'humain.Vous êtes également musicien : dans votre cas, peut-on dès lors parler de musique des sphères ?Je vois un lien entre musique et sciences. À nouveau, dans la musique, ce qui m'intéresse aujourd'hui c'est la part créative et individuelle, même si l'on ne maîtrise pas totalement les règles de l'harmonie, règles plutôt scientifiques de la musique, et que l'on en sort. C'est intéressant de sortir de ce cadre. C'est d'ailleurs vers le jazz que je me tourne dans son feeling et sa dissonance parfois.Le Rapport à la science, on peut le trouver dans le côté laboratoire du Boson ?J'adore cet aspect, qui consiste à tenter des expérimentations.Le laboratoire en sciences comme en théâtre a ses règles et son cadre : au Boson, il faut que le comédien se sente en sécurité, en confiance. Je ne crois pas du tout aux artistes qui doivent souffrir au fin fond de leur cave : en hiver, il doit faire chaud.Au contraire, si l'on veut explorer des lieux obscurs, où l'on n'a jamais mis les pieds, il faut justement un cadre confiant, confortable et agréable pour pouvoir se laisser aller.Financièrement, disposez-vous de subsides ?Nous avons assez vite obtenu le soutien de la commune d'Ixelles et de la Cocof dans le cadre de nos résidences.Par contre, concernant les créations et le fonctionnement du théâtre, nous avons remis un dossier à la ministre Greoli lors de son arrivée... pour obtenir en retour une fin de non-recevoir, essentiellement parce que nous sommes un lieu privé.Mais je réfléchis à la constitution d'un nouveau dossier. Car de nombreux artistes demandent à venir créer chez nous, recherchant l'intimité. Et sur le plan professionnel, nous sommes actuellement la seule salle de ce type disponible à Bruxelles : La Samaritaine a fermé, L'arrière-scène ne fonctionne plus vraiment...Il existe également un public féru de cette intimité.Par ailleurs, nous effectuons un gros travail de resserrage financier. Au cours des sept premières années, nous avons fonctionné de plus en plus professionnellement, nos coûts augmentant forcément en parallèle : nous disposons d'une personne salariée en CDI, je ne suis moi-même pas rémunéré, et pourtant nos frais sont encore trop élevés. L'objectif est que le théâtre puisse être complètement autonome d'ici cinq ans. Actuellement, je le finance sur mes propres deniers.Vous proposez une sorte de musique concrète au théâtre ?Non je n'ai pas ce côté avant-gardiste : la preuve avec " Sonate d'automne " de Bergman par exemple, que nous mettons à l'affiche.J'aime parler d'aujourd'hui, ce qui me parait important, même si certains textes sont anciens. Nous nous ouvrons de plus en plus à des accueils, à des créations qui sont contemporaines, comme La brèche de Natacha Belova qui se révèle véritablement de l'art d'aujourd'hui.On accueille aussi Pascal Crochet artiste associé au rideau de Bruxelles et Étienne Van der Beelen qui créent un seul en scène sur la marche, Goia Perfetta.Je livre de plus en plus la scène à des gens qui ont des voix un peu différentes. Que ce soit de la marionnette pour adultes, Natacha Belova et Michel Villée de Une tribu Collectif, ou Pascal Crochet et ses projets décalés ; je réfléchis par ailleurs à une nouvelle façon de créer en tant que metteur en scène, raison pour laquelle je m'abstiens cette année de proposer de nouvelles créations : soit m'orienter vers un travail d'écriture, ce que j'ai fait en partie avec " Amour(s)" à partir de lettres de Léautaud ; soit vers l'écriture de plateau collaborative avec les acteurs ; ou encore vers le théâtre documentaire, domaine dans lequel l'on travaille avec des amateurs.Vous participez à The wild party que vous programmez également ?Non, c'est Benoît Verhaert qui récite, et derrière jouent Sam Gertsman, Laurent Delchambre, Greg Houben et Matthieu Vandenabeele, lequel est désormais le pianiste de Mélanie De Biasio. Il s'agit de pointures jazz, qui délivrent une musique sur laquelle Benoît raconte une histoire fabuleuse, celle du jazz noir découvert par les Blancs.Quelle est la différence entre résidence artistique et répétition ?La résidence est un groupe d'artistes qui viennent développer leur projet.La répétition est un temps : au bout de celui-ci, l'on sait qu'il y a des représentations. Il y a donc une pression : la part d'exploration y est moindre, car à un moment donné, il s'agit de trancher.À la première, le projet n'est jamais vraiment terminé, car le public exerce une influence énorme sur le spectacle, a fortiori dans une petite salle : la pièce se modifie au fil des représentations.En résidence par contre, c'est la recherche sans limites de temps, sans échéance. C'est un peu l'esprit des grands laboratoires de physique : de la recherche fondamentale !Je suis friand de ce genre de lieu d'expérimentation qui s'ouvre à de nouvelles choses.Je tente par ailleurs de mettre sur pied un réseau européen de petits lieux. Notamment avec un petit théâtre à Paris qui s'appelle La Reine Blanche et dont la directrice est... physicienne ! Elle a racheté Les déchargeurs qui est un tout petit théâtre afin d'y faire tourner des spectacles.Mais son but est de faire du théâtre autour des questions scientifiques. Elle interprète d'ailleurs Marie Curie dans une de ses productions.Personnellement, la science, qui m'a plu, appartient à mon passé, il y a 25 ans.Sorti de l'université, l'on m'a proposé ce poste au CERN où je ne suis resté qu'un an, avant mon service militaire : ensuite, soit je faisais un doctorat et j'étais partir pour devenir chercheur, soit j'arrêtais. Et à l'époque j'étais déjà très porté sur le théâtre et le cinéma : j'avais 25 ans et je me suis lancé ; je n'ai pas fait la physique à reculons, mais une fois terminée cette année au CERN, j'ai réalisé ce qu'était la vie de chercheur ; une vie passionnante certes, mais dans un seul créneau : la recherche. Le spectre n'est pas très large et le milieu est extrêmement compétitif.Pourquoi ne pas être devenu comédien ?J'y ai pensé. Mais jouer me procurait un trac terrible. Et puis ce n'est pas mon talent, qui est plus de regarder, d'accompagner et de créer en équipe. J'ai plus un tempérament de chef d'orchestre que de musicien.Au théâtre, on ne laisse pas beaucoup de place au hasard. Or, en science, il faut en laisser afin de faire des découvertes...Il existe différentes sortes de théâtre : chez Robert Wilson par exemple, tout est millimétré.Mon théâtre est à l'opposé de cela : nous répétons pendant cinq semaines durant lesquelles nous allons accumuler du vécu vis-à-vis du texte ; parvenus aux représentations, nous sommes riches de toutes ses couches d'émotions. Nous faisons ce que vous sentons avec tout ce qui a été accumulé. Tous les soirs, les spectacles sont différents, dans la mesure où le texte reste le même, mais le vécu des acteurs change en fonction de ce qui se produit. Et c'est ce qui donne un aspect très vivant et organique à la chose : tout n'a pas été scellé dans une conduite immuable. Lorsque l'on scelle les choses, on perd la vie...