Dans " Seules à Berlin ", l'auteur et dessinateur Nicolas Juncker qui a également entrepris des études d'Histoire, fait se croiser dans la capitale du Reich en ruines, deux femmes : l'Allemande Ingrid et la Russe Evgeniya. Rencontre avec l'auteur de ce stupéfiant destin de femmes, qui ne sont pas que victimes, mais qui en tant que guerre risquent souvent la double peine...
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Vous considérez-vous d'abord comme historien ou auteur de bandes dessinées ? Comme auteur de bédés même si j'aime l'Histoire depuis l'enfance, et que j'ai entrepris des études d'histoire assez catastrophiques : je manquais de rigueur... La passion de l'Histoire s'est donc combinée avec celle du dessin ? Mais les deux sont concomitants dans mon histoire personnelle. J'ai regardé Il était une fois l'homme lorsque j'étais en maternelle, ce qui m'a beaucoup marqué : via ce canal, le dessin et l'histoire m'ont captivé très tôt. Étiez-vous lecteur d'Alix par exemple ? Non, je n'accrochais pas aux bédés réalistes sans doute à cause d' Il était une fois l'homme justement ; j'adorais par contre d'Astérix : dès qu'il y eu des bédés "gros nez" en fait, genre Les tuniques bleues dont je suis un fan absolu, voire Lucky Luke. Dans Alix ou Buck Danny, j'avais le sentiment que les visages étaient tous identiques. Votre nom Juncker, a-t-il inconsciemment exercé une influence sur le fait que vous ayez imaginé une bédé sur l'Allemagne et Berlin à la fin de la guerre ? Certainement. D'abord, parce que j'étais passionné d'histoire : ensuite, parce que, de par ma famille paternelle lorraine, nous baignions constamment dans les deux Guerres mondiales, mon père étant de 1926 et déjà un jeune homme au moment de la Seconde. Lorsque, enfants, nous construisions des maquettes d'avion Junkers, notamment les tristement célèbres Stukas, un copain m'appelait le boche. Développant un goût pour l'histoire contemporaine, en tant qu'étudiant, je me suis concentré sur la Première Guerre mondiale, puis sur l'entre-deux-guerres, et par la force des choses, je me suis intéressé à la Deuxième. Afin de réaliser cet album, vous êtes-vous plongé dans les journaux de guerre de Ernst Jünger qui combattit côté allemand durant la Première et la Seconde Guerre mondiale ? J'ai lu Orage d'acier, classique des classiques de la Première Guerre mondiale. Mon frère me l'avait offert, car c'était le livre de chevet de Mitterrand paraît-il (ndla : qui a reçu l'auteur allemand à l'Élysée lors de son centenaire !). J'ai ensuite lu La guerre est notre mère, présentée comme une expérience intérieure de jeunesse (un ouvrage prôné par les nazis). J'ai lu également le Russe Vassili Grossman Vie et destin, ainsi que ces carnets de guerre, auxquels je fais référence. Il y a une importante référence littéraire dans Seules à Berlin. Le déclic fut le Kaputt de Curzio Malaparte, Grossman, Cavana et Les Russkoffs, Roger Nimier et Le hussard bleu.Il y a des livres de guerre qui m'ont porté comme Automne allemand de Stig Dagerman, un Suédois qui a fait un reportage d'une année en Allemagne en 1946. Ce journaliste traverse les villes allemandes en ruines, observe la vie quotidienne, le marché noir, et prend acte de cette sorte de dénazification un peu sauvage qui prend place : les tribunaux les procès, le fait de devoir trouver des coupables. Et il traverse un pays en lambeaux où les habitants tentent de survivre à la guerre, à la ruine, à la famine et aussi au nazisme et au post nazisme... Un autre livre important est celui de Svetlana Aleksievitch, La guerre n'a pas un visage de femme. L'auteur a recueilli des témoignages de soldates de l'armée rouge. Un livre bouleversant... En même temps, vous montrez bien qu'Ingrid, la Berlinoise, a également idolâtré Hitler... La question de la responsabilité se pose toujours au final. J'avais réalisé une autre série qui s'appelait Immergés sur les sous-mariniers allemands : une sorte de mosaïque sociale, ces albums faisant suite à une nouvelle vague d'ouvrages historiques dans les années 80 sur la guerre, notamment de Ian Kershaw, qui tentent d'expliquer la montée du nazisme et son maintien au pouvoir par une sorte de puzzle assez large dans lequel chaque petite "pièce", volontairement ou non, va contribuer au succès du nazisme. Ceci pour des raisons individuelles complètement différentes qu'il s'agisse de la géographique, des origines sociales, religieuses ou des tendances sexuelles. Il me fallait à un moment pointer la responsabilité de l'une comme de l'autre : elles sont victimes c'est évident, mais j'avais été frappé en lisant ces témoignages de femmes allemandes sous les bombardements ; elles décrivent une société complètement féminine : soit les maris sont au front, soit les hommes sont des lâches qui passent leur temps à parler, incapables de faire quoi que ce soit de leurs deux mains. Ce sont ces femmes qui maintiennent la société et qui vont payer en premier le prix à l'arrivée des Russes. D'autre part, la Russe et Juive Evgeniya sait qu'au sein de l'Armée rouge, ces femmes qui se sont portées volontaires, alors qu'en général elles étaient envoyées dans les usines de munitions ou travaillaient comme infirmières, ces combattantes soviétiques qui avaient choisi le front et voulaient se battre, ont de même payé un double prix par rapport aux hommes : celui des viols venant s'ajouter à celui des combats. Se pose à un moment la question de la responsabilité : pour l'Allemande, celle de son rôle dans la montée du nazisme, raison pour laquelle je lui donne pour fiancé un homme qui est SS sur le front de l'Est : lorsque l'on raconte à cette femme l'horreur de l'Holocauste, Ingrid refuse d'y croire. Par contre, elle accepte les images de Theresienstadt, camp de concentration "embelli" en vue d'une visite de la Croix-Rouge, un film qui faisait croire qu'Hitler avait offert une ville aux Juifs. Où est le degré de conscience de ces personnes et donc de responsabilité ? Et en miroir, la Russe ferme les yeux sur le viol des femmes allemandes. Elle sait par ailleurs que ses compagnes de l'Armée rouge se font violer régulièrement par des hommes et ne réagit pas. Confrontée à une Allemande violée, Evgenyia est face à ce même blocage, même si la loi soviétique condamne ce genre de "pratiques" (NDLR : 100 000 femmes violées à Berlin !). Votre dessin évoque, me semble-t-il, Le bar à Joe de Munoz, pour le côté expressionniste de votre dessin, et évidemment Tardi pour les livres de Guerre, avec cette sorte de sidération, de stupéfaction des personnages ? Le bar à Joe, je n'y avais jamais pensé, mais Jacques Tardi est en effet une influence énorme, notamment par ses références incessantes à la Première Guerre mondiale ; son dessin n'est pas très beau plastiquement, ne fait montre d'aucune prouesse technique : ce que j'aime chez lui, c'est cet entre-deux entre le réalisme des décors et le semi-réalisme des visages ; le fait qu'il soit capable de brosser une ambiance, une rue de Paris en 1912 par exemple, en quelques traits. Son influence est patente : un décor réaliste avec des sources pour créer une ambiance et puis des visages très expressifs, et sans doute plus exagérés chez moi. Je pointerais aussi une influence du manga, de Franquin pour les expressions et également d'Uderzo. Quand est-il de l'oeuvre d'Otto Dix ? Pas dans le cas de Seules à Berlin. Mais ma première bédé sur 14 -18, Le front, trahissait son énorme influence. Peut-être est-elle présente dans cet album-ci, mais de façon moins consciente. Qu'en est-il du noir et blanc de Frans Masereel ? Graveur, peintre et illustrateur belge il est le créateur des romans graphiques avec des histoires longues. J''en ai lu au moins trois ou quatre dont Mon livre d'heures.De la bande dessinée avant l'heure justement, avec des cases muettes, mais dans lequel l'on suit par exemple un personnage dans un ouvrage qui s'intitule La ville et qui la décrit superbement.