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Ce sont des préoccupations sociétales qui, dans les années 1950, furent à l'origine des premières recherches de psychologie sur le mensonge. Le monde juridique et son homologue économique étaient (et restent) les principaux demandeurs de tels travaux, le but étant de démasquer des fraudeurs, de vérifier la véracité de témoignages ou encore de mener à bien des expertises médico-légales en débusquant les simulateurs. Au fil du temps, le spectre de la recherche s'est élargi, mais la question clé demeure : comment détecter le mensonge ? Les études scientifiques ont montré qu'il existe une importante variabilité interindividuelle dans la capacité de " bien mentir ", avec deux extrêmes : les piètres et les excellents menteurs. En revanche, on observe une grande uniformité dans les (faibles) aptitudes des individus à repérer les mensonges. " Elles ne varient en effet que de 2% entre les meilleurs détecteurs et les moins bons ", précise le Pr Xavier Seron, ancien président de la Société de neuropsychologie de langue française, membre de l'Académie royale de Belgique et auteur de Mensonges ! Une nouvelle approche psychologique et neuroscientifique1. Ces conclusions émanent d'une méta-analyse réalisée par les psychologues américains Charles F. Bond Jr et Bella M. DePaulo. Publiée en 2006, elle s'appuyait sur 206 recherches regroupant 24.000 sujets à qui il appartenait d'opérer la discrimination entre des propos vrais et des mensonges. Comme l'indique le Pr Seron dans son livre, le pourcentage moyen de réussite fut de 54% de détections correctes. " Nous sommes en fait à peine un peu meilleur que le hasard ! ", écrit-il. En outre , toujours d'après la méta-analyse, nous identifions correctement davantage de propos vrais (61%) que de propos mensongers (47%). " Ce qui traduit un biais en faveur de la vérité ", fait remarquer le neuropsychologue. Les chiffres énoncés dans la méta-analyse doivent cependant être nuancés. Pourquoi ? Parce que les situations expérimentales concernées sont peu écologiques. D'une part, les propos soumis aux participants sont habituellement enregistrés et présentés sur vidéo. D'autre part, il est le plus souvent demandé aux émetteurs de produire 50% de propos vrais et 50% de mensonges, alors que l'on sait que, dans la réalité quotidienne, plus de 90% des propos sont véridiques. Quoi qu'il en soit, l'asymétrie entre l'existence de menteurs très adroits et nos faibles capacités de détection des mensonges n'est pas anodine, notamment lorsque la justice doit se prononcer sur la culpabilité d'un individu ou qu'un expert médico-légal doit faire la part entre la vérité et la simulation. En psychologie, deux courants de recherche ont axé leurs travaux sur l'identification des mensonges. Le premier, d'origine déjà ancienne, repose sur l'analyse des émotions. Il se fonde sur plusieurs présupposés : mentir irait de pair avec un état émotionnel particulier, lequel se traduirait par un ensemble de réactions physiologiques, somatiques et comportementales très difficiles à contrôler volontairement. Aussi des indices reflétant l'état émotionnel de la personne qui profère un mensonge permettraient-ils de la confondre - l'expression faciale, le rougissement, la sudation, etc. " Cette approche aboutit à une impasse, explique le Pr Seron. "Les recherches nous conduisent à la conclusion que la liaison entre état émotionnel et mensonge est inconstante et varie selon les individus. Ainsi, certaines personnes, particulièrement parmi celles qui profèrent fréquemment des mensonges, mentent sans états d'âme et parviennent donc à masquer leurs réactions émotionnelles. En revanche, des personnes de nature anxieuse peuvent soulever la suspicion alors qu'elles disent la vérité. "Né en 1934, le psychologue américain Paul Ekman, de l'Université de Californie, fut le premier à essayer d'établir une correspondance univoque entre des expressions faciales et les émotions censées les avoir générées. Il proposa d'ailleurs un système sophistiqué de codage des émotions centré sur les expressions faciales : le Facial Action Coding System, qui se fonde sur l'observation des muscles à l'origine de ces dernières. " Ekman a également montré que lorsqu'un individu éprouve une émotion qu'il s'efforce de cacher, celle-ci transparaît néanmoins un bref instant sur son visage sans qu'il puisse la réfréner ", rapporte le Pr Seron. " Il s'agit d'une microexpression d'une durée d'environ 40 à 70 millisecondes que seuls des observateurs entraînés peuvent détecter via l'analyse image par image d'enregistrements vidéo. Mais l'usage de cette technique ne permettra pas de distinguer l'anxiété cachée de l'homme honnête de celle du menteur. "Les défenseurs de l'idée que des signaux verbaux et non verbaux trahiraient l'état émotionnel du menteur postulent que c'est le caractère non écologique, presque aseptisé, des expériences menées en laboratoire qui est la cause des faibles performances recueillies en exploitant cette voie. Une étude américaine mettant à profit les vidéos de 52 personnes s'étant exprimées à la télévision dans le cadre de la disparition d'un proche a confirmé la faible fiabilité de la détection d'un mensonge par le biais des émotions. La moitié de ces personnes furent d'ailleurs convaincues d'assassinat ; bref, elles avaient menti lors de leur message télévisé. Dans l'étude, un expert spécialisé dans la reconnaissance des expressions faciales selon le Facial Action Coding System proposé par Ekman fut sollicité. Il ignorait évidemment les tenants et aboutissants de la recherche. Les résultats qu'il obtint ne se révélèrent guère probants : il débusqua moins de 60% des menteurs. En revanche, il réussit à identifier plus de 80% des sujets qui avaient dit la vérité. Le polygraphe ou détecteur de mensonges est conçu, lui aussi, autour de l'analyse de la réaction émotionnelle. Mais cette fois, à travers des paramètres électrophysiologiques tels que le rythme cardiaque, la pression artérielle ou encore (et surtout) la réaction électrodermale (conductance cutanée). " Ses limites ont été clairement démontrées, indique Xavier Seron. Des individus avertis sont capables de piéger la dynamique expérimentale. " Comme il le relate, ce fut notamment le cas d'un célèbre espion soviétique, qui avait placé une punaise dans sa chaussure et appuyait dessus avec son pied afin de provoquer d'intenses réactions électrophysiologiques en réponse à des stimuli non pertinents. Un document X, par exemple, alors que c'était un document Y qui était de nature à le confondre. Deux études de terrain ont été consacrées à la question de l'identification correcte des coupables par le polygraphe. Selon la première, la performance serait de 76% et selon la seconde, de 42% seulement. Le second courant de recherche centré sur la thématique de l'identification des mensonges se réfère aux fonctions exécutives, c'est-à-dire à l'ensemble des processus cognitifs qui, au-delà des routines, sont nécessaires à la planification, l'évaluation et le contrôle de nos actions. Quelle est l'idée sous-jacente ? Que par rapport à l'exposé de la vérité, mentir réclame un effort mental supérieur. Aussi, une voie suivie pour déstructurer les mensonges est-elle d'augmenter artificiellement l'effort mental à fournir par le sujet. Par exemple, en lui demandant de raconter à l'envers le récit qu'il a exposé, ce qui, théoriquement, sera beaucoup plus ardu si les événements rapportés sont le fruit d'une invention. " Cependant, souligne Xavier Seron, l'affirmation massive selon laquelle mentir est plus compliqué que dire la vérité est fausse. Il existe de nombreux mensonges qui sont plus simples et plus naturels à émettre que la vérité. Par ailleurs, la charge mentale imposée par un mensonge est partiellement fonction du degré de préparation du menteur. Enfin, raconter une histoire à l'envers, par exemple, peut mettre en difficulté des individus qui ont pourtant relaté des faits réels. "Peut-être sera-t-il possible d'isoler, par neuroimagerie fonctionnelle, des activités neuronales sous-tendant la production de mensonges. " Cependant, dit Xavier Seron, on n'a pu trouver à ce jour une signature cérébrale du mensonge et il est d'ailleurs probable qu'il faille raisonner par types de mensonges. De surcroît, les expériences en IRMf réalisées à ce jour ne sont pas écologiques. Elles sont proches du théâtre, puisqu'on demande aux participants d'endosser un rôle de menteur, de produire des mensonges à des moments déterminés, qui ne se traduisent pas par des récits mais se résument à de brèves réponses par oui ou par non. Enfin, dans ces expériences, menées auprès d'étudiants universitaires collaborants, les enjeux émotionnels sont quasi nuls. "