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Auprès d'environ la moitié des personnes qui meurent d'un traumatisme, le décès intervient en l'espace de quelques minutes. Ces patients ne pourront généralement pas être sauvés parce que les blessures (p.ex. lésion aortique, décapitation...) sont trop graves. Environ 30% survivront quelques heures avant de succomber, le plus souvent à une lésion au niveau du cerveau ou du tronc... et dans ce groupe, des soins traumatologiques efficaces peuvent sauver des vies. On utilise dans ce contexte la notion de l'heure d'or, qui désigne la période de 60 minutes au cours de laquelle une intervention aura le plus de chances d'avoir un impact sur la survie. Les 20% restants, enfin, mourront après quelques jours ou quelques semaines, majoritairement des suites d'une infection. Environ 50% de la mortalité au cours des premières heures passées à l'hôpital est due à une perte sanguine excessive, 40% à une lésion du système nerveux central et 10%, à une défaillance organique. " Au cours de cette phase critique, les soins viseront donc avant tout à limiter l'hémorragie et les dommages cérébraux", résume le Pr De Paepe. Les chances de survie des patients victimes d'un traumatisme peuvent être optimisées par l'existence d'une chaîne de survie efficace reposant sur quatre maillons: la phase pré-hospitalière, les soins aux urgences, les soins en salle d'opération et au service des soins intensifs et enfin la phase de revalidation. " À l'origine, l'organisation des soins de traumatologie s'est mise en place dans le contexte de conflits militaires, sous la forme de différents échelons", explique Peter De Paepe . "Les soldats blessés étaient d'abord stabilisés derrière les lignes de front, puis transférés au niveau suivant si nécessaire. Une telle approche nécessite évidemment un système de transport efficace pour véhiculer rapidement le patient vers l'échelon adéquat. Ce concept a été transposé à la médecine civile par le biais de l'élaboration de systèmes de soins de traumatologie, ces derniers étant stratifiés en différents niveaux." Le décès d'un patient victime d'un traumatisme sévère au cours de la phase aiguë peut être expliqué par la triade coagulopathie-hypothermie-acidose. Ce schéma, la " triade fatale du traumatisé", a été décrit pour la première fois au cours de la Première Guerre Mondiale. Le tableau est dominé par une hémorragie importante et un traumatisme tissulaire. Le manque d'oxygène lié à la perte de sang force les cellules à passer en métabolisme anaérobie, ce qui engendre une production massive d'acide lactique débouchant sur la survenue d'une acidose. Celle-ci compromet à son tour le fonctionnement du muscle cardiaque et donc l'irrigation sanguine, ce qui se solde par une hypothermie qui va entraver la coagulation et aggraver ainsi l'hémorragie. En définitive, le patient se retrouve ainsi dans un cercle vicieux associé à un risque élevé de décès. L'interruption de la perte de sang et le traitement de la coagulopathie, de l'hypothermie et de l'acidose peuvent lui sauver la vie. Les interventions nécessaires pour atteindre cet objectif relèvent de ce que l'on appelle la réanimation salvatrice et conservatrice ( damage control resuscitation), une approche qui a été développée et affinée dans un passé relativement récent au cours de conflits militaires au Moyen-Orient et qui a permis d'abaisser de façon spectaculaire le nombre de décès intervenus du côté britannique au cours des combats en Irak et en Afghanistan entre 2003 et 2012. Alors qu'un militaire avec un score NISS ( New Injury Severity Score) de 45 n'avait que 35% de chances de s'en sortir en 2003, en 2012, ce pourcentage atteignait près de 95%. La réanimation salvatrice et conservatrice repose fondamentalement sur trois piliers: l'hypotension permissive, qui consiste à limiter les apports en liquides et à tolérer une hypotension jusqu'à ce que la perte de sang soit définitivement maîtrisée, la réanimation hémostatique, avec administration de produits sanguins, et enfin la chirurgie salvatrice et conservatrice. Au cours de "l'heure d'or", plusieurs interventions peuvent influencer le pronostic des patients victimes d'un grave traumatisme. L'une d'elles est la pose d'un garrot tourniquet pour limiter la perte de sang. Ce type de garrot a longtemps été décrié par la communauté médicale en raison des recherches démontrant qu'il pouvait provoquer des dommages nerveux et accroître le risque d'amputation, mais l'expérience des récents conflits militaires au Moyen-Orient a démontré qu'il représente aussi un moyen sûr et efficace pour maîtriser une grave hémorragie au niveau des membres. Il est actuellement considéré comme un dispositif salvateur. Il existe toutefois bien d'autres exemples de techniques qui sont venues renforcer l'arsenal de la médecine civile au départ d'un contexte militaire. La technique d'échographie E-fast ( Extended Focused Assessment with Sonography in Trauma) peut révéler au cours de la phase pré-hospitalière des lésions potentiellement létales telles qu'une hémorragie interne, un pneumothorax ou une tamponnade péricardique. Des appareils légers, faciles à transporter, à l'épreuve des chocs et capables de s'accommoder de sources d'alimentation de tensions différentes ont été développés pour la médecine militaire, mais sont également utilisés aujourd'hui en phase pré-hospitalière dans le contexte de la médecine civile. Ils font partie de l'équipement standard de nombreuses équipes mobiles d'urgence. La réanimation hémodynamique recouvre différentes phases, avec administration de plasma lyophilisé et d'acide tranexamique, transfusion massive à ratio élevé (rapport plasma/globules rouges élevé) et administration de sang total. Là encore, un certain nombre de ces mesures ont été mises en place sur la base de l'expérience en situation de guerre. L'analyse des dossiers médicaux de militaires blessés soignés dans un hôpital de campagne de l'armée américaine a révélé que la survie après transfusion massive était meilleure lorsque le rapport plasma/globules rouges était élevé (1: 1). Ce principe est désormais aussi appliqué en médecine civile. En 2012, l'armée américaine a pour la première fois utilisé en phase pré-hospitalisation du plasma lyophilisé fourni par les autorités militaires françaises, plus pratique que du plasma congelé. La recherche a pu démontrer entre-temps que les résultats en cas d'hémorragie sévère sont équivalents pour les deux formes. Un autre élément important de la prise en charge au cours de l'heure d'or est l'évacuation rapide des blessés vers un hôpital. Il a été démontré dans différentes situations de guerre que le temps écoulé entre la survenue du traumatisme et l'intervention chirurgicale est déterminant pour les chances de survie. Ce même principe est aujourd'hui appliqué dans un contexte civil, où l'approche antérieure consistant à stabiliser et traiter le patient sur le lieu de l'accident a cédé la place à un transfert rapide vers un hôpital, en particulier en cas d'hémorragie importante. La technique REBOA ( Resuscitative Endovascular Balloon Occlusion of the Aorta) est une approche récemment développée pour les patients victimes d'une lésion pelvienne. Un cathéter souple est introduit dans l'aorte au travers de l'artère fémorale, après quoi un ballonnet situé à son extrémité est gonflé afin de bloquer le flux sanguin au niveau distal et d'endiguer ainsi une perte de sang potentiellement létale dans l'attente d'une opération. Développé par un médecin militaire, l'instrument a été utilisé pour la première fois au cours de la guerre en Irak avant de trouver la voie de la traumatologie civile. " Dans ce cas précis, il convient toutefois de faire preuve d'un certain sens critique", nuance le Pr De Paepe. " Un rapport récent conclut en effet que nous ne disposons pas encore de suffisamment de preuves de bonne qualité pour établir l'effet de la technique REBOA sur la mortalité des patients victimes d'un traumatisme. D'un autre côté, l'absence de preuves ne signifie évidemment pas que cet effet n'existe pas. Il est toutefois difficile de réaliser des études randomisées de haute qualité dans le contexte de traumatismes graves." La chirurgie salvatrice et conservatrice est, on l'a dit, l'un des piliers de la revalidation salvatrice et conservatrice. Les seules priorités seront dans ce contexte la maîtrise de l'hémorragie et la stabilisation des paramètres vitaux ; l'objectif n'est donc pas de parvenir à un rétablissement définitif. Bien que des développements majeurs soient intervenus dans ce domaine au cours des conflits au Moyen-Orient, à la base, la chirurgie salvatrice et conservatrice a été développée aux États-Unis dans des hôpitaux civils avant d'être appliquée à des fins militaires. Il arrive donc aussi qu'il y ait un retour d'ascenseur!