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En janvier 1986, quelques jours à peine avant sa mort, Joseph Beuys reçoit à Duisbourg le prix Lehmbruck de sculpture dans le musée d'art contemporain consacré au sculpteur du même nom: à l'étonnement de tous, il confie avoir été inspiré par l'art de ce dernier. Près de 40 ans plus tard, le musée dédié à la sculpture moderne et contemporaine remet à l'occasion du centenaire de la naissance du membre de Fluxus né en 1921, deux ans après le suicide de Lehmbruck à 38 ans, une exposition qui met en parallèle l'art de ces deux artistes ; tous deux s'inspirent en effet de la figure humaine et de son monde intérieur: à voir la sculpture réflexive, du premier qui s'est suicidé après la Première guerre, d'un expressionnisme naissant qui délaisse peu à peu le classicisme s'inspire de Maillol (Tête penchée) ou Bourdelle (Femme pensive) et annonce Giacometti (Fille priant) et Rodin (jeune assis), confrontée aux 11 dessins de moutons de Beuys - des feuilles noires trouées dont les béances blanches rappellent des têtes... humaines. Ailleurs, Joseph Beuys sculpte dès 1949 une petite Femme animal mise en regard d'un nu féminin en pied forcément plus classique de Lehmbruck. Chez lui, les dessins le sont aussi, contrairement à ceux de Beuys, un domaine où le cadet excelle et possède un côté pariétal, voire chamanique, puisqu'il se réclame, au travers de sa propre légende qu'il a... sculptée, de cette tradition. D'ailleurs, l'une de ses femmes sculptées évoque les Vénus paléontologiques, celle de Willendorf et Lespugue, tandis que les visages allongés de Lehmbruck ( Homme pensif ) rappellent les figures pharaoniques du culte de Râ ; son "corps allongé" est mis en regard d'un sans titre de Beuys, un tronc d'arbre couché à son tour sur une boite à outils, référence à l'énergie que l'homme tire de la nature. Beuys ne manque pas d'humour dans Capri battery qui relie un des ces fameux citrons à une ampoule (illustrant là aussi la symbiose entre l'homme et son environnement), tandis que Lehmbruck, mentalement torturé notamment par son expérience de la guerre, se montre d'un expressionnisme moins doux dans ses toiles et dessins ( Guerre, inondation, Pieta, Deux figures) évoquant immanquablement l'art doloriste de Käthe Kollwitz, irrémédiablement marquée elle aussi par la Première guerre. Difficile dès lors de percevoir une quelconque forme d'humour chez Lehmbruck, mais l'exposition s'en charge pour lui: en présentant une jeune figure masculine longiligne se dressant à côté d'un costume de feutre (une matière capable selon lui de conserver l'énergie à l'image de la graisse) ample et couché de Beuys. Même dans son action politique et son combat pour la nature (il est membre fondateur des Verts allemands), Beuys garde son sens de l'humour lorsqu'il déclare que tout est sculpture, même un pavé daté de 75 et non pas de 68... ce qui est "politiquement incorrect". à Bonn, la Bundeskunsthalle réédite la même exposition en quelque sorte en présentant des pièces semblables: dessins et sculptures de torses surtout féminins, la femme étant pour Beuys en tout cas plus proche de la nature que l'homme - ne fut-ce que par le fait d'enfanter, Lehmbruck étant un des premiers à décrire dans ses images des scènes d'accouchements ; même comparaison des nus féminins, d'un expressionnisme doux pour le plus ancien, d'une conception presque pariétale et donc animale chez Beuys. D'autres convergences voient le jour une fois encore: la détestation de la guerre (reprise dans le plâtre cette fois de L'homme tombé vu en bronze à Duisbourg - l'inverse du héros pour Lehmbruck), traumatisme de la Première pour l'un, de la Seconde pour l'autre. Wilhelm Lehmbruck verra à peine les prémices de la République de Weimar, Beuys sera mitrailleur sur un bombardier de la Luftwaffe durant le dernier conflit mondial. Une vieille dame sculptée et une femme et enfant durant la guerre confirment le lien de la sculpture de Lehmbruck avec l'oeuvre doloriste de Käthe Kollwitz. On retrouve à Bonn également des multiples, dans l'esprit de Fluxus, de Beuys vus à Duisbourg comme ce tiroir en bois ou le citron lumineux de Capri: ces oeuvres étaient répliquées à plus de 500 exemplaires et vendues quelques marks, témoin de la volonté de l'artiste d'être à la portée de tous. L'aspect "sculpture sociale" de Beuys est d'ailleurs ici développé au travers notamment de ses participations, au nombre de cinq, à la Documenta de Cassel dont la première édition mettait en exergue la statue la femme agenouillée de Lehmbruck qui était placée au centre de l'exposition des nazis consacrée à l'art dégénéré. Beuys, qui lui collabora au nazisme en participant à l'opération Barbarossa, obsédé par l'énergie de la nature et la symbiose entre celle-ci et l'homme durant sa quatrième participation (en 1977) met ses étudiants à contribution pour faire remonter par tuyau des kilos de miel dans un atelier improvisé, symbole du travail collectif des abeilles dont les humains s'inspirent. L'art comme ruche et comme pollinisation: durant la dernière édition, en 86, année de son décès, l'artiste au chapeau décide de planter 7.000 chênes accompagnés chaque fois d'un pieu de pierre (symbole de la vie, de l'énergie pour l'un, de l'inerte érodé pour l'autre) dans Cassel ; projet qui lui survivra et qui se voulait également collaboratif. Beuys au cours de celle de 72 se présentera lui-même comme oeuvre, présent durant 100 jours, parlant avec quiconque, édition qui voit le cofondateur de Die Grünen animer des conférences visionnaires au sein d'une université gratuite (ces cours à l'académie de Düsseldorf, qu'il avait fréquentée comme Lehmbruck, étaient gratuits), concernant l'alternative à l'énergie nucléaire, la démocratie directe, la manipulation des médias, ou l'attribution d'un salaire minimum pour tous.